Le 3 mai de chaque année est célébrée la journée internationale de la liberté de la presse dans le monde et la Guinée n’est pas en reste. A la veille de cette journée internationale, votre site s’est rendu à Pita, où il abordé la question de l’état de santé de la presse dans notre pays avec un doyen de la presse écrite ressortissant de cette préfecture. Son nom ? Bah Mamadou Lamine, journaliste-reporter au journal satirique, Le Lynx.
Vous êtes un doyen de la presse guinéenne, aujourd’hui avec la naissance en masse des radios, des journaux, des sites d’information et même des chaines de télévisions privées, quel diagnostic peut-on faire de la presse en Guinée ?
La liberté de la presse en Guinée, comme toutes les libertés, elle n’est jamais suffisante. Il est vrai que ce qui existe n’est déjà pas mal, mais on doit laisser la presse toujours plus libre et la réglementer pour améliorer ses performances. C’est pourquoi, je dis que la liberté de la presse n’est pas suffisante, les medias doivent encore aller plus loin dans les débats, on ne peut pas imaginer l’impact de ces medias dans l’éveil des consciences des Guinéens.
Aujourd’hui le Guinéen de 2014 n’a rien à voir avec celui de 2010 ou d’avant. C’est justement à cause de cette liberté qui existe au niveau des radios. Il faut absolument le débat, on ne doit pas prendre une décision sans en débattre. S’il n’y a pas de débat, le pays est foutu et je vais reprendre cette vieille phrase d’un Américain qui disait que si on lui demande de choisir entre un pays sans journaux et un pays sans gouvernement, il choisira un pays sans gouvernement. Donc, il faut éviter qu’un pays se retrouve sans presse, surtout sans presse contradictoire. C’est à travers la presse qu’on redresse nos Etats et qu’on arrive à faire de nos politiciens des hommes de qualité qui seront obligés de laisser leur ethnie de côté.
Les évènements qu’on voit à l’étranger doivent ouvrir les yeux du Guinéen. Vous avez vu ce qui s’est passé au Rwanda, ils viennent de célébrer les 20 ans de ce qui s’est passé là-bas. A un moment donné, quelqu’un s’est levé et a traité les Tutsi de cafards, ce qui a donné suite à des massacres sans précèdent. Aujourd’hui, ils se réconcilient. Nous, en Guinée, nous avons la chance d’avoir un mélange inter-ethnique et social extrêmement dense dans tout le pays. Il faut profiter de ça et ne pas écouter ces petits politiciens crétins qui vont nous mélanger, parce qu’ils veulent s’installer dans des fauteuils.
Il faut que le Guinéen dépasse ça, nous devons former les Guinéens pour qu’ils apprennent à réagir en personnes responsables. Et non en soussou, en malinké ou en peulh. Cela ne sert à rien, quelle que soit notre ethnie, nous avons tous les mêmes besoins. Quand nous sommes dans une ville ; l’eau et l’électricité, vous en aurez forcément besoin. Où est le problème ethnique ? La presse, à mon sens, doit prendre cela en charge et détribaliser les débats, la presse a pour rôle de contribuer à l’émergence d’un Guinéen détribalisé ; un citoyen guinéen.
Maintenant, revenant à la question de la liberté de presse en Guinée, j’apprécie ce qui existe ici, il y a des pays où c’est pire. Nous ne souhaitons pas être comme ces pays, mais comme ceux où c’est mieux. A mon avis, la liberté de la presse, c’est une conquête. On s’est beaucoup bagarré, notre collègue Diallo Souleymane a fait plusieurs séjours en prison pour ça. Parce qu’on avait un certain ton qui ne plaisait pas à tout le monde et finalement le ton a fini par s’imposer, parce que n’y avait rien d’autre que la vérité avec laquelle il faut jongler. Il y a quelques temps, sur cette affaire de Mandén Djallon et de roundés (villages d’esclaves), je suis intervenu. Il y a eu un député qui m’a interpellé, qui a critiqué et qui a tout dit. Je lui ai répondu que de toute façon, quel que soit ce que vous allez dire, tant que vous utilisez cela pour arriver au pouvoir, je vous combattrai. Parce que ça ne sert à rien.
Doyen, nous voyons aujourd’hui des jeunes journalistes talentueux engagés et déterminés qui se battent sur tous les fronts à la quête de la bonne information ; mais ces derniers ne sont pas libres parce qu’ils manquent de tout et les patrons de presse se comportent parfois très mal à leur endroit ; quel est votre avis ?
Je suis entièrement d’accord avec vous. C’est l’une des dimensions de la politique du métier, c’est pourquoi j’ai dit auparavant qu’il faut que la presse se donne les moyens. Les patrons doivent avoir les moyens de leur politique. N’oubliez pas aussi que la presse en Guinée, elle est au niveau de pauvreté de l’ensemble des Guinéens ; les patrons aussi n’ont pas d’argent, n’ont pas suffisamment de moyens ; c’est une réalité qu’il ne faut pas occulter. De quelles ressources disposerait une radio qui s’installerait ici, à Pita? Ce sont les communiqués, les vendeurs de Coca-Cola ou de n’importe quelle marque d’eau ; ils ne sont pas nombreux à communiquer, à faire de la publicité, eux aussi n’ont pas d’argent et il faut assurer les charges.
On parle de liberté ; mais avec l’avènement des radios, on enregistre des dérapages de la part de certains journalistes…
Oui, c’est pourquoi j’insiste sur le fait que la liberté doit se mériter par les efforts que nous allons fournir pour améliorer nos performances professionnelle et notre déontologie, tout en ayant en perspective que le bien le plus précieux que nous avons aujourd’hui, la seule richesse qui nous reste véritablement en Guinée, c’est la paix.
Nous devons tout faire pour que cette paix ne soit pas brisée, ne pas jouer à Radio Mille Collines. Pour ce faire, il faut que nous nous professionnalisions, malheureusement il n’y a pas beaucoup de d’écoles de journalisme en Guinée. Or aujourd’hui, vous trouvez dans les radios des gens sans formation pour avoir un bagage intellectuel leur permettant d’être plus pugnace encore dans leur travail professionnel ; il faudrait qu’ils se remettent en cause régulièrement pour être plus professionnel et savoir que le journaliste n’est pas tout puissant ;le journaliste est assujetti à la loi, il ne faut pas l’oublier.
Quand nous prenons la RTG ou l’ensemble des medias publics, est-ce qu’il y a eu un changement par rapport à la liberté de la presse ?
C’est pour moi encore un point de vue personnel, les journalistes au service de l’Etat, ce sont les plus malheureux parmi nous les journalistes. Je connais beaucoup d’entre eux, ce sont de très grands professionnels. Très souvent, ils n’ont pas la possibilité de dire ce qu’ils pensent, c’est une sorte de torture perpétuelle qu’ils sont en train de subir.
Les journalistes manquent de moyens, comme vous l’avez souligné ; est-ce que cela ne les pousse pas parfois à tendre la main et se faire corrompre ou donner une bonne image de quelqu’un en entendant quelque chose en contrepartie ?
Vous savez, le journaliste alimentaire, il existe, c’est universel et c’est connu de tous et ça existera toujours, tant qu’on n’aura pas une politique nationale de lutte contre la corruption qui sanctionne les corrompus, une fois que c’est avéré.
Imaginez lorsqu’un journaliste n’a rien, on lui tend un million ou deux millions ; qu’est-ce que tu vas dire ? C’est difficile de résister à la tentation, surtout quand on est jeune, on est tenu par des besoins immédiats, on n’a pas suffisamment de recul. Encore une fois, c’est au niveau interne de la profession qu’il faut s’organiser pour changer la donne. Je pense qu’il existe même une association des journalistes contre la corruption.
Interview réalisée par Alpha Ousmane Bah