Selon certains sites internet, le ministre de la communication monsieur Alhousseine Makanera Kaké aurait, lors d’un conseil des ministres, manifesté sa volonté de soulever l’inconstitutionnalité de la loi organique L/2010/002/CNT du 6 mai 2010 relative à la dépénalisation des délits de presse par la voie de l’exception d’inconstitutionnalité prévue par l’article 96 alinéa 4 de la constitution pour motif de rupture d’égalité entre les citoyens devant la loi conformément à l’article 8 alinéa 1er. Il est également dit que le ministre des droits de l’homme M. Kalifa Diaby Gassama se serait opposé et aurait contesté l’existence même de ladite notion. Position réitérée dans son interview accordée à Africaguinee.com en date du 24 août 2014 dont la teneur suit :
« africaguinee.com : le ministre de la communication va jusqu’à remettre en question la loi portant sur la dépénalisation des délits de presse ; en tant que ministre des droits de l’homme et des libertés publiques, à quoi vous inspirent ces velléités ?
Khalifa Gassama Diaby : Aucun pouvoir public, aucun représentant de l’Etat ne peut mettre en doute ou en cause, la validité, en l’espèce la constitutionnalité d’une loi régulièrement votée par l’assemblée nationale (ou par ce qui fait office d’assemblée nationale), validée par la Cour suprême et promulguée par le Président de la République. Lorsqu’on est membre d’un gouvernement, donc de l’exécutif, tenir un tel propos, est inapproprié ».
La négation de l’existence d’une notion juridique vieille de 211 ans, surtout venant de celui qui est appelé professeur (de Droit) Kalifa Diaby Gassama, aurait été moins nocive si elle était restée confinée dans les secrets du conseil des ministres. Mais une fois sur les sites internet, elle devient extrêmement dangereuse non seulement pour les justiciables guinéens qui risquent de rester dans l’ignorance de leur droit fondamental de contrôle de constitutionnalité des lois d’une part, mais aussi d’autre part, pour les étudiants en Droit qui risquent d’être totalement désorientés et partagés entre ce qu’on leur dit dans les facultés de Droit et les propos du professeur Kalifa Diaby Gassama. Le fait de dire « qu’aucun pouvoir public, aucun représentant de l’Etat ne peut mettre en doute ou en cause, la validité, en l’espèce la constitutionnalité d’une loi régulièrement votée par l’assemblée nationale (ou par ce qui fait office d’assemblée nationale), validée par la Cour suprême et promulguée par le Président de la République » me parait extrêmement excessif. Il semble ignorer le minimum du droit constitutionnel à savoir entre autres le fonctionnement et les rapports entre les institutions constitutionnelles telles que l’exécutif et le législatif auxquelles il nie la compétence d’abrogation des lois et de révision constitutionnelle. Contrairement aux affirmations du ministre des droits de l’homme, nous savons que le premier représentant de l’Etat à savoir le président de la République peut, s’il met en doute ou en cause la constitutionnalité d’une loi déjà promulguée, prendre l’initiative de son abrogation ou de sa modification par le biais d’un projet de loi pouvant émaner de l’exécutif. Il peut faire autant d’une disposition constitutionnelle contre laquelle il aurait des griefs sur le fondement de l’article 152 alinéa 1er de la constitution qui dispose que : « L’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République et aux Députés ».
La particulière gravité des propos du ministre Gassama réside dans le fait qu’il nie l’existence même de la notion d’exception d’inconstitutionnalité dont la première manifestation date du 24 février 1803 par une décision de la cour suprême des Etats-Unis dans la célèbre affaire Marbury contre Madison provoquée par les nominations de dernière minute avant la fin du mandatde M. John Adams second président des Etats-Unis et qui se poursuivra sous le début du mandat de M. Thomas Jefferson troisième président des Etats-Unis.
Avant de m’étaler sur mes points de désaccord avec le ministre Gassama, il me semble utile de signaler que depuis le décès du Président Lansana Conté en décembre 2008 et malgré les difficultés qui ont émaillé la transition politique et les périodes post électorales de 2010, nul ne peut nier les progrès constitutionnels et législatifs réalisés dans le domaine de la protection des libertés fondamentales des justiciables guinéens. Attention ! Je parle des textes et non de leur application par les autorités compétentes, qui me semble être une autre question. Au nombre de ces progrès, l’accent peut être mis sur l’adoption de la constitution de 2010 qui a intégré entre autres, la notion de l’exception d’inconstitutionnalité en son article 96 alinéa4. Malgré de nombreuses déceptions, on peut mettre la créationdu ministère des Droits de l’homme à l’actif du président Alpha Condé dont le premier occupant en l’occurrence monsieur Kalifa Diaby Gassama avait pris des positions courageuses au sujet d’un certains nombres d’affaires au risque de mécontenter certains membres du gouvernement. Positions que j’avais saluées et encouragées.
Je dois dire que, sur le plan juridique, j’ai rarement été sur les mêmes longueurs d’ondes que M. Gassama tant au sujet de ses analyses que ses explications des textes. Etant donné que ses propos portaient sur des questions juridiques moins nocives pour les profanes, je n’avais pas jugé utile de lui porter la contradiction pour une simple question de respect pour lui. Si j’ai décidé de réagir cette fois-ci, c’est que la notion d’exception d’inconstitutionnalité des lois qu’il a nié l’existence par méconnaissance ou par simple convenance personnelle dans son interview accordée à africaguinee.com, est une notion que je considère comme l’une des grandes avancées de la constitution de 2010 en matière de protection des droits des justiciables que j’ai toujours soulignée y compris lors de l’atelier du Club DLG sur la constitution guinéenne devant bon nombre de juristes guinéens de Paris tels que Dr Emanuel Camara, M. Naby Babi Soumah, M. Ghandy Barry, M. Khadra Malick etc.
C’est une notion qui a fait son entrée dans beaucoup de constitutions africaines au cours des dernières années. Il en est ainsi du Sénégal et du Togo. Sans faire abstraction sur le cas de la France qui, après plus d’un siècle de débat, a fini par intégrer cette notion dans sa constitution suite à la révision constitutionnelle adoptée par le congrès de Versailles le 27 juillet 2009.
Il est du devoir de tout juriste et autres initiés en la matière, de porter l’existence de cette notion à la connaissance des citoyens guinéens pour qu’ils en fassent usage à volonté. Laisser le monopole du contrôle de constitutionnalité des lois à l’exécutif et au législatif n’est pas une garantie suffisante pour les justiciables. C’est dans ce cadre que j’inscris ma démarche consistant à participer à la vulgarisation de l’existence et la procédure de mise en œuvre de l’exception d’inconstitutionnalité des lois que le professeur Gassama s’efforce volontairement ou non de nier l’existence.
Pour rendre mes propos plus intelligibles, j’ai choisi d’aborder la notion de l’exception d’inconstitutionnalité des lois et son application d’une part(I), avant de m’étendre sur les conséquences qui peuvent en résulter d’autre part(II).
- Notion de l’exception d’inconstitutionnalité et son application
Considérée comme l’une des formes de matérialisation du principe selon lequel la loi est l’émanation du peuple, donc, il doit pouvoir la contrôler directement par lui-même et indirectement par ses représentants (l’exécutif et le législatif), je vais définir d’abord la notion d’exception constitutionnalité(A), puis souligner les grandes lignes de la procédure de sa mise en œuvre (B).
- Exception d’inconstitutionnalité
L’exception d’inconstitutionnalité est une possibilité offerte à tout justiciable d’invoquer la non conformité à la constitution d’une loi qui peut lui être appliquée ou qu’il veut combattre au cours d’un procès. Elle est introduite par l’article 96 alinéa 4 et 5 de la constitution guinéenne qui dispose que : « « Tout plaideur peut soulever l’exception d’inconstitutionnalité d’une loi devant toute juridiction.
La juridiction saisie sursoie à statuer et renvoie l’exception devant la Cour Constitutionnelle. Dans ce cas, la Cour Constitutionnelle statue dans les quinze jours de sa saisine ».
On a compris que, même si une loi n’avait pas été déclarée inconstitutionnelle avant sa promulgation, et quelle soit promulguée puis entre en vigueur, tout justiciable peut dénoncer son inconstitutionnalité par voie d’exception au cours d’un procès dont il est parti et seulement dans ce cas. Tenter de nuire à l’existence d’une telle avancée en matière de protection des droits des citoyens par le ministre des droits de l’homme dont la mission et le pourvoir se limitent, non pas à créer des droits mais à les faire appliquer, est une attitude difficilement compréhensible qu’elle résulte de l’ignorance ou de volonté délibérée.
C’est une notion qui maximalise la protection des justiciables face aux lacunes, aux erreurs et à l’arbitraire éventuel des représentants du peuple dotés de compétence législative. Elle offre l’opportunité d’un contrôle à postériori de la constitutionnalité des lois, c’est-à- dire après leur promulgation par voie (d’exception), contrairement au pouvoir de contrôle à priori par (voie d’action) offert à l’exécutif et au législatif qu’ils peuvent exercer avant la promulgation des lois.
Avant l’introduction de l’exception d’inconstitutionnalité par la constitution guinéenne, seuls l’exécutif et le législatif étaient habilités à saisir le juge constitutionnel pour le contrôle de constitutionnalitédes lois avant leur promulgation et prendre l’initiative d’abrogation des lois par le biais de projet ou de proposition de lois.
C’est un droit défensif dont la procédure de mise en œuvre est très simple.
- Procédure de mise en œuvre du contrôle de constitutionnalité des lois par la voie d’exception.
Il est indéniable que toute règle régissant les relations au sein d’une société, doit son efficacité au respect de la procédure permettant le déclenchement de son application ou l’obtention de ses effets attendus. Etre titulaire d’un droit et ignorer la procédure permettant sa mise en œuvre, équivaut à ne pas en avoir.
Les conditions de mise en œuvre sont prévues par l’article 96 alinéa 4 et 5 de laconstitutionqui dispose que : « Tout plaideur peut soulever l’exception d’inconstitutionnalité d’une loi devant toute juridiction. La juridiction saisie sursoie à statuer et renvoie l’exception devant la Cour Constitutionnelle. Dans ce cas, la Cour Constitutionnelle statue dans les quinze jours de sa saisine ».
Contrairement aux pouvoirs exécutif, législatif et l’Institut National des Droits humains qui ne contestent la constitutionnalité d’une loi que pour motif d’intérêt général en leur qualité de représentant du peuple, quant aux justiciables ordinaires y compris les représentants du peuple agissant non pas au nom des institutions, mais en leur qualité de justiciables ordinaires, ne peuvent légalement contester la constitutionnalité d’une loi que pour leur propre intérêt au cours d’un procès dont ils sont partie conformément à l’article 96 alinéa 4 et 5 précité.
Il est à noter que les grandes lignes de la procédure mentionnée ci-dessus sont en relation de complémentarité avec les dispositions de nos différents codes de procédure.
Si le respect de la procédure est un passage obligé pour toutes les parties au procès, on ne peut faire abstraction sur le fait que l’objectif visé réside dans l’obtention des conséquences juridiques attachées aux dispositions légales invoquées. Ce qui me mène à l’analyse des conséquences de la déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi sous l’influence de l’exception d’inconstitutionnalité sur le fondement de l’article 96 alinéas 4 de la constitution.
II- Conséquences de la déclaration d’inconstitutionnalité d’une la loi et
le sort qui lui est réservé par les différentes constitutions
Le contrôle de constitutionnalité d’une loi consiste pour l’autorité compétente à se prononcer sur sa conformité ou non à la constitution.
L’exigence de conformité des lois à la constitution est la conséquence directe de la hiérarchie des normes au sommet de laquelle se trouve la constitution à laquelle les normes de niveau inférieur (loi organique, loi ordinaire et règlement) doivent être conformes sous peine de leur abrogation dans le sens de l’article 96 alinéa 3 de la constitution qui dispose ce qui suit : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle devient nulle et de nul effet et ne peut être promulguée ou appliquée ».
S’il reste constant que toutes les constitutions comportant la notion d’exception d’inconstitutionnalité produisent les mêmes conséquences quant à la protection du justiciable qui l’invoque à bon droit(A) il faut reconnaitre que le sort réservé aux lois déclarées inconstitutionnelles dépend des différentes constitutions (B)
A) Conséquence de la déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi
La conséquence de déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi par la voie d’exception ou de l’exception d’inconstitutionnalité, appelé aussi question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l’une des parties au procès est identique sous toutes les constitutions quant à la protection des droits de la partie à l’origine du contrôle de constitutionnalité.
La loi déclarée inconstitutionnelle ne peut lui être appliquée ou opposée selon les cas. Elle a aussi pour conséquence d’ouvrir une brèche jurisprudentielle dans laquelle s’engouffreront tous les justiciables qui se trouveraient confrontés à la même loi afin d’obtenir sa paralysie. Eventualité à laquelle les constitutions répondent de façon quelque peu différente.
On ne peut faire abstraction sur ses différents apports sur le plan institutionnel causé par la fin du monopole de contrôle de constitutionnalité des lois jusqu’alors reconnu aux seuls pouvoirs exécutif et législatif d’une part, mais aussi d’autre part, sur le plan juridictionnel du fait que le contrôle de constitutionnalité n’implique plus le seul conseil constitutionnel qui est forcement saisi par les juges devant lesquels l’exception d’inconstitutionnalité ou la question prioritaire de constitutionnalité d’une loi est invoquée.
Cette multiplicité de voies de saisine du juge constitutionnel est une avancée majeure pour les justiciables très souvent confrontés à l’indifférence des politiciens quant à la protection réelle de leurs droits.
B) Différents sorts réservés par les constitutions à la loi déclarée non conforme à la constitution par voie d’exception
Le sort réservé à une loi dont l’inconstitutionnalité est reconnue, dépend des constitutions. Aux Etats-Unis, la déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi sur le fondement de l’exception d’inconstitutionnalité invoquée par une partie au procès ne se traduirait pas par l’abrogation de ladite loi. Mais, elle ne s’appliquerait pas à la partie qui l’aurait justement invoquée.
S’agissant de la France, une loi déclarée contraire à la constitution par la voie d’exception prévue par l’article 61-1 de la constitution est abrogée à partir de la décision du conseil constitutionnel ou à une date ultérieure fixée par la même décision. A la différence du système américain qui consiste à faire une exception d’application au profit de la seule partie contestatrice, la constitution française quant à elle, exige l’abrogation pure et simple de la loi inconstitutionnelle.
Quant à la constitution guinéenne, elle prévoit une solution similaire à celle de la France. Au cas où une loi est déclarée contraire à la constitution pour quelque motif que ce soit y compris pour motif d’exception d’inconstitutionnalité, elle ne sera pas promulguée et si elle est promulguée elle ne sera pas appliquée conformément à l’article 96 alinéa 3 qui dispose que : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle devient nulle et de nul effet et ne peut être promulguée ou appliquée ».
Une loi qui ne sera jamais appliquée est aussi inutile qu’une loi abrogée. D’ailleurs, le législateur ne manquerait pas de la faire disparaitre par abrogation faute d’utilité de sa présence dans le code.
En conclusion, je me permets de signaler que la Guinée semble être le pays où il ya plus de juristes au km2 car, même celui qui n’a étudié que quelques notions de base en droit en complément de sa formation non juridique peut se qualifier de juriste. On est docteur et professeur en tout en Guinée et cela marche malheureusement très bien.
Prendre le risque de dire qu’on est juriste, c’est faire croire qu’on sait analyser et interpréter les textes juridiques qui régissent les relations dans la société guinéenne. Par ce fait, on emporte la confiance des profanes en la matière qui se laissent guider par nos analyses et interprétations de textes. Qu’on fasse des erreurs d’analyse et d’interprétation, cela est humain. Mais, ébranler le fondement même d’une branche du droit par la négation insistante de ses notions fondamentales parait être difficilement pardonnable.
N’est pas juriste qui veut.
Makanera Ibrahima Sory
Juriste d’affaires et d’entreprise
Fondateur du site « leguepard.net »
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