Le champ politique, violent par essence, enfante régulièrement des tragédies de tous genres qui défraient l’actualité, bouleversant ainsi dans leur passage le quotidien de notre existence sereine. L’histoire politique guinéenne est peuplée d’exemples qui confirment cette triste réalité. Par exemple, s’il est incompréhensible qu’un cadre intègre comme le Professeur Boiro accepte de moyenner le deuil de l’assassinat de son épouse contre un poste ministériel, de la même manière, il est tout aussi difficile, dans mon univers de référence, de comprendre comment Bah Oury s’est laissé berner par des troublions en politique au point de rallier celui qui l’a envoyé au bagne. Je suis étonné de voir des apprentis sorciers, à l’image d’abeilles ouvrières butinant les fleurs, qui gravitent autour de tous les pouvoirs en Guinée (junte militaire, pouvoir en place, opposition) puissent disposer d’autant de talent, d’adresse et de dextérité au point de pouvoir amadouer des hommes intègres, humbles et moralement irréprochables. Tel des caméléons, ces troublions baisent la main de l’opposition de nuit alors que dans les coulisses, ils fréquentent assidûment le pouvoir en place, soufflant entre-temps dans leurs oreilles des mots qui enflent le cœur et la vanité.
Sans doute est-il important de préciser que, impressionné par la belle image qu’il s’est construite au cours des années d’exil, j’étais de ceux qui pensaient que Bah Oury avait la stature d’un présidentiable et qu’il représentait à mes yeux un symbole de l’alternance politique en Guinée. Disons-le, je croyais tout bêtement dans le silence de mon âme, qu’il était plus susceptible d’être élu président de la République de Guinée que Cellou Dalen Diallo. Je suis enclin à reconnaître aujourd’hui de m’être peut-être trompé. En effet, séduit par l’image de l’homme charismatique que je me représentais, je m’aperçois avec beaucoup de retard que le fantasme pour ce bel avenir politique que je me suis imaginé, fait partie d’un simple égarement de l’esprit humain qui vogue parfois dans le vide au gré de l’actualité sans savoir se poser sur un repère solide. Dans la foulée de ce mouvement de balancier, des images qui le captent, produisent des impressions diverses.
Tous irresponsables, tous perdants
Ce qui retient mon attention de simple observateur des événements qui se jouent sur la scène guinéenne est l’amateurisme des acteurs politiques. Ce défaut d’intégrité politique se décline dans un manque de recul et de projection dans l’avenir. Sans observer un minimum de recul, je me permettrai de formuler ici de manière abusive l’idée d’infantilisme politique ou d’aveuglement excessif, tout court. En effet, la patience est certainement une grande qualité, mais bien peu d’hommes supportent de se plier à ses caprices. Je considère que cette patience-là a bougrement fait défaut à Bah Oury qui aurait dû, me semble-t-il, attendre stoïquement en exil de voir son étoile briller dans le firmament de la fuite utile des jours ; que de fourrer son nez dans un guêpier au nez et à la barbe d’un pouvoir qui l’a contraint à s’enfuir. Peut-être avait-il simplement oublié que « la patience donne naissance à une génisse ». En d’autres termes, « Qui prend patience obtient une grande récompense ! » Dans tous les cas, en mordant l’hameçon qu’on lui a jeté à la figure, tout se passe comme si Bah Oury s’était enfermé derrière une porte dont il n’avait pourtant pas la clef pour ouvrir. Car dans sa situation de gracié, non innocenté, il n’est un secret pour personne que la nomination de notre homme politique à un poste important n’est pas une certitude ; dans le cas contraire, cela remettrait en cause la validité de l’accusation qui pèse sur lui. Et même la création de sa propre formation politique ne lui permettrait pas de lever la voix contre le pouvoir en place. Voilà une belle erreur, ou une leçon de morale en exemple qui mérite d’être citée ! Quel avenir politique pour un opposant pris dans les mailles de filets entre le parti qui l’a banni et le pouvoir qui l’a grisé ? Comment Bah Oury, cloué aux piloris par un pouvoir qui l’a condamné à perpétuité, va-t-il se reconstruire ? Quel infantilisme ! Je pense avec certitude qu’en politique, un homme est comparable à une pièce de bois, de tissu, de béton, de papier, que sais-je encore, qu’on utilise dans une circonstance donnée pour colmater une brèche et dont on se débarrasse, aussitôt après l’accomplissement de la besogne ; en la jetant dans la poubelle comme si c’était une vieille chaussette usagée ou une serviette de toilette. Je pense avec certitude que le Professeur Boiro ne dirait guère le contraire !
Quant à Cellou Diallo, il a tout aussi fait preuve d’un manque de discernement qui constituera sans doute un handicap dans sa carrière politique :
- A mon avis, en 2010, il a fait preuve d’une légèreté inouïe en cédant trop vite devant Alpha Condé après la proclamation des résultats du second tour. Certes son rival bénéficiait du soutien de la junte militaire au pouvoir, de la France et de la Communauté Internationale. Mais lui Cellou était dans la légitimité de revendiquer la victoire, surtout après avoir capitalisé plus de 43% des voix au premier tour. Même si cette pression sur le pouvoir n’avait pas pour vocation de changer grand-chose dans l’élection d’Alpha Condé, mais elle aurait eu le mérite de montrer que le leader de l’UFDG est un homme de poigne qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. En effet, il est important de comprendre que la Communauté Internationale ne prône ni éthique ni équité ; elle vise plutôt à assurer la stabilité. C’est pourquoi sur la plan diplomatique, un homme de poigne, autoritaire, bafouant les règles élémentaires de la démocratie, mais qui assure la stabilité du pays, est nettement plus appréciable face à un démocrate avéré dont le pouvoir sombre dans une instabilité sociale et politique. Ainsi, s’agite-t-on régulièrement pour organiser un semblant d’élection dans les pays africains alors que dans le même temps on ferme les yeux sur les irrégularités qui entachent le scrutin. Il faut peut-être le rappeler ici, la communauté internationale ne se mobilise pour chasser du pouvoir un dictateur africain qu’à partir du moment où les intérêts économiques et stratégiques des grandes puissances sont menacés.
- Dans la tentative de rattraper l’erreur commise en 2010, Cellou Dalen Diallo s’est livré aux dernières présidentielles de 2015 à un prêche dans le désert. Trop tard, le mal est déjà fait ! « L’eau versée ne peut être ramassée ». En matière de communication, pour faire mouche un homme politique avisé est celui qui sait lancer le bon mot au bon moment.
- Le fait de tenter une alliance contre-nature avec Dadis et de se prêter à ce jeu périlleux constitue un autre manque de discernement et de lucidité de la part de Cellou Dalen Diallo. Cette attitude de l’homme politique est incompréhensible pour la Communauté Internationale d’abord, puis pour les militants de l’UFDG, victimes des événements du 28 septembre. Il s’agit là d’une erreur monumentale qu’il faut éviter, car on le sait, la scène politique ressemble à une chaussée glissante. Pour s’y aventurer et rester débout sur ses pieds, chaque pas en avant doit être ferme et mesuré. Or en prenant cette décision, tout se passe comme si le leader de l’UFDG, qui avait franchi une ligne rouge, participait dans un mouvement d’autoflagellation. En actant la déconstruction de son image personnelle, il incarne celle d’un homme politique qui bafoue les valeurs humaines pour accéder à la présidence de la République.
Sauf par un miracle de l’ordre du Maktoub, Dadis ne reviendra jamais au pouvoir en Guinée, car même si les Guinéens se laissent tenter par son retour, la Communauté Internationale ne tolérera jamais une telle aventure surtout après ce qui s’est passé au Stade du 28 septembre. Il faut bien qu’on comprenne une fois pour toute : si sa culpabilité soulève encore bien des questions, en revanche la responsabilité de Dadis Camara ne fait aucun doute. Il est comptable de ce qui s’est passé et ne peut en aucun cas se dégager de la responsabilité de cette barbarie. Certes l’attitude d’Alpha Condé, face à cette situation, laisse planer plusieurs zones d’ombre que l’avenir seul pourra certainement élucider. Mais quand on a un peu « d’eau » dans la tête, on admet d’emblée qu’en politique pactiser avec le diable n’est pas un exercice solitaire auquel on peut se livrer selon son gré. En d’autres termes, le réalisme politique est certes parfois nécessaire, mais pas à ce point que la victime baise la main de son bourreau. J’ai l’impression que les Guinéens, habitués qu’ils sont au retour cyclique de la violence politique, ne mesurent ni la gravité ni la portée de la barbarie perpétrée par la junte militaire le 28 septembre 2009.
- Le troisième manque de discernement qu’on peut reprocher à Cellou Dalen Diallo est le fait d’avoir laisser-faire qu’un conflit s’installe durablement entre lui et Bah Oury, conflit alimenté au sein du parti par l’entourage même du président de l’UFDG. Contraint de s’exiler, Bah Oury était comparable à un paria dans la mesure où il traversait la pire période de son existence. En cette période difficile il ne fallait surtout pas en rajouter pour le Vice-président de l’UFDG ; car il avait bien besoin d’être entouré, réconforté et soutenu. Or l’attitude de l’entourage du président de l’UFDG a été, pendant ce temps-là, de profiter de cet inconfort pour écarter progressivement Bah Oury du poste de Vice-président du Parti. En occupant ainsi le strapontin au sein du Parti dont il est pourtant le fondateur, cette situation déclenche forcément un fort ressentiment d’injustice et un défi à relever. Le Président de l’UFDG avait-il bonne conscience du fait qu’en politique il vaut mieux plus un que moins un ? Cette règle des mœurs politiques est d’autant plus valide, qu’en Guinée, derrière une personne se dresse toute une communauté. Au lieu de se demander aujourd’hui comment colmater la fissure au sein de son parti, avec un peu plus de clairvoyance et de recul, Cellou Dalen aurait certainement pu éviter cette anomie en revêtant bien avant le boubou du grand chef d’une famille politique au dos large. Cette situation est d’autant plus complexe pour lui aujourd’hui que « l’autre mort politique », Ousmane Bah est une autre épine susceptible de nuisance en cette période d’incertitude.
L’UFDG, entre mouvement politique et logique de compère
Dans la logique de ma compréhension de l’ambiance qui prévaut au sein de la formation politique, l’UFDG souffre de deux insuffisances :
- La première concerne la manière dont le Parti s’est constitué et est géré. En effet, il s’agit me semble-t-il plus d’un mouvement politique que d’un Parti digne de ce nom. En d’autres termes, par-delà les organismes parallèles (organisation de la jeunesse, des femmes, des travailleurs, etc.) dont le rôle consiste à animer, l’ossature d’une formation politique s’appuie sur les cadres du Parti, cellule indépendante qui doit constituer le cerveau moteur, la cellule pensante. Or tout se passe comme si, autour de Cellou Dalen Diallo, ne gravitaient que commerçants et hommes d’affaires, qui méritent certes leur place au sein du Parti, mais dont l’emprise ne doit pas être trop forte en termes de décisions politiques à prendre. Débordants parfois, les commerçants ont peu de discernement dans les usages en politique – par rapport à ce qu’on doit dire et ne pas dire ou taire – car la logique de leur réflexion, l’attitude et les sentiments qu’ils expriment et qui les animent sont d’un autre ordre. Je pense que la force du RPG est d’avoir très tôt infiltré toutes les institutions en Guinée c’est ainsi qu’ils ont réussi à préparer l’alternance politique au cours de la maladie de Lansana Conté et à placer à la tête du pouvoir un illuminé comme Dadis, des mains de qui il était plus aisé de le reprendre que s’ils avaient en face d’eux le Général Toto.
- Si en 2010 l’UFDG disposait d’une cellule de réflexion indépendante, capable de mettre en place des stratégies de négociation et d’alliance avec les autres formations politiques, elle n’aurait certainement pas perdu de façon infantile les élections, car la victoire était à sa portée. Or tout s’est joué dans un vaste mouvement de cortèges de motos et de sirènes avec son vacarme assourdissant, mais sans aucune organisation rationnelle derrière. En revanche, face à cet enthousiasme débordant, Alpha Condé et ses hommes ont entretenu avec dextérité et acharnement des incidents perpétuels qui ont émaillé le deuxième tour. Ce qui a eu pour conséquences de retarder les élections, de casser la dynamique de l’opinion publique autour de son rival et d’inverser la tendance.
Dans la culture peule, l’idée de relever le défi face à un compère (adversaire) est un des leviers de la dynamique sociale, mais elle est à la source d’un grand handicap. Car si relever le défi est une des vertus cardinales, répondre à cet enjeu est source de conflits fratricides qui affectent la stabilité sociale. Ce qui se passe maintenant à la tête de l’UFDG en est un exemple frappant. Cellou Dalen Diallo et Bah Oury se livrent à un spectacle désolant et déshonorant dont l’UFDG aurait pu certainement se passer. La logique du compère qui fait de l’adversaire un ennemi à abattre entraîne une anomie qui gangrène le tissu social, affecte le fondement et l’unité du Parti. Cette situation déplorable augure un autre jalon de la victoire politique d’Alpha Condé qui prépare déjà son futur mandat ou celui d’un des siens. Finalement, en dehors du Tiers, tous sont perdants car dans une telle histoire, chacun y laisse une plume et personne n’en sort indemne. Or ils le savent tous que « Si l’un des tiens est un serpent, enroule-le-toi autour du cou ». S’il est une certitude qu’on peut affirmer sans risque de se tromper, à chacun son groupe et ses partisans n’a jamais mené à la victoire.
L’expérience a toujours montré qu’on sait comment une histoire a pris naissance, mais bien malin qui peut prédire quand et comment elle va se terminer. Entre-temps la logique fratricide, qui s’est installée durablement, déploie son rouleau compresseur et détruit tout sur son passage. Or quand une machine de guerre se met en marche, la raison n’y trouve guère sa place. En attendant Monsieur Condé, qui a réussi à cacher aux Guinéens le fondement de sa personne, se frotte les mains car la plus grande formation politique du pays qui doit lui tenir tête, en fédérant autour d’elle les autres partis, sombre durablement dans une tourmente irréversible.
En somme, la prudence, qui a manqué énormément à Cellou, est pourtant considérée comme la reine des vertus. Elle se définit chez Cicéron (De L’invention, 2. 53. 160) comme « la connaissance des choses bonnes, mauvaises et indifférentes ». Elle s’appuie sur la prévoyance qui consiste en la recherche des maux à éviter. C’est pour cette raison que « l’avenir doit être en quelque sorte vu avant qu’il ne soit fait ».
Alpha Ousmane Barry, Professeur des Universités (France)
Spécialisé en Analyse du discours et communication politique
Fondateur du Réseau Discours d’Afrique