Censure

A propos du camp Boiro: ‘‘El Hadj Momo réduit la Guinée en utilisant une caricature offensante’’ (Tribune)

Dans un article paru en 2014 pour la première fois, puis republié ou recyclé et récemment paru sur le site Mediaguinee (21 /5/2016), l’ancien député guinéen, cadre du PDG-RDA, affirmait : «  Le Camp Boiro n’a été que le lieu d’incarcération des Guinéens recrutés  pour l’exécution de sales besognes. Ils étaient 703  traitres et non 50 000 en prison. »  Son article ne sut me laisser tranquille et m’oblige à réagir, non pas contre sa personne, mais contre  ses idées.

El Hadj Momo aime à chaque  fois faire ce qu’il appelle ses rappels historiques. Il sait que l’histoire de la Guinée, celle-là de l’après-indépendance, n’est pas enseignée dans nos écoles. Il sait aussi que celle-là est source de divisions et de controverses. Il sait que la mémoire historique et celle collective se sont  effilochées en Guinée. N’est-ce pas pour cela qu’il profite, à chaque fois qu’il en a l’occasion, pour semer doutes, confusions où les clarifications sérieuses s’imposent ?

Je reconnais avec lui que la Guinée a été quelque peu victime de ses choix dont celui de l’indépendance. Je suis d’accord pour dire que l’indépendance de la Guinée ne fut pas une erreur. Toutefois, je ne suis pas d’accord quand il dédouane le régime du président Touré de ses inconséquences, de ses erreurs et fautes pour  faire de lui et du peuple  de Guinée des sempiternelles victimes.  La France, du moins les dirigeants  français de l’époque, ont joué un rôle dans l’explication de ce qui est advenu de la Guinée, mais on ne saurait tout mettre à leur actif. Les expressions de M. Bangoura témoignent d’une chose : l’endoctrinement auquel les Guinéens de l’époque furent biberonnés. Le régime Touré avait bien besoin d’un ennemi réel ou imaginaire, ou même de le fabriquer, en vue de se faire dédouaner de ses  erreurs stratégiques.

El Hadj Momo, par ignorance ou à dessein, réduit la Guinée, celle des 26 ans du pouvoir du président Touré, en utilisant une caricature offensante.  Il aime, comme  le font les inconditionnels de ce régime, citer quelques aveux de certains services secrets français  au sujet de leur rôle dans la déstabilisation de la Guinée. Ces mea culpa ont été lus par nombre de nous, loin de les nier, volontiers nous les acceptons. Cette acceptation  ne saurait équivaloir à notre choix de réduire l’histoire des 26 ans du  régime Touré à celle des conjurations.

Ceux qui ont dirigé la Guinée pendant les 26 ans du régime  Touré eurent à prendre des décisions stratégiques, politiques, économiques, sociales etc., pour le bien-être des Guinéens.  La prise de décision induit des coûts  et souvent durs à supporter.  Les décisions prises par ce régime pour l’amélioration  du bien-être des Guinéens, loin d’être toutes lugubres, ne furent pas toutes bonnes et sans coûts. Les plans guinéens ont souvent été plébiscités et en évoquant chacun d’eux, on cite quelques réalisations effectuées pendant leur implémentation. Ces plans engendrèrent des coûts énormes.  L’assassinat de la règle de droit fut obtenu par le choix de la planification socialiste, car elle occasionna le trépas du secteur  privé et encouragea l’hypertrophie de celui public : l’étatisme.  L’histoire des deux comptoirs au commerce intérieur et extérieur est connue de ceux qui ont vécu cette époque, ou qui se sont intéressés à son histoire économique sans l’avoir vécue. N’est-ce pas cette planification qui occasionna la défaillance  triple du marché  en information, en formation et en infrastructures ?  N’est-ce pas que la planification économique  ignora les chocs exogènes ?

Le choix de l’idéologie socialiste ne rimait-il pas avec celui des monopoles et des pouvoirs discrétionnaires, la mise en place d’un organe central de coercition ? Les agents économiques pouvaient-ils accepter de prendre les décisions contraires à leurs intérêts sans coercition ? Le secteur privé ne pouvait pas prospérer, car ses forces étaient liées et emprisonnées comme celles des autres guinéens entrepreneurs qui ne purent réussir dans leurs entreprises qu’à l’extérieur de nos frontières.

El Hadj, vous aimez tout le temps et à tout moment chanter les louanges du PDG- RDA et de son président, cela n’est pas un péché, mais pourquoi  voulez-vous que son bilan ne soit jamais débattu pour la seule et unique raison qu’il a donné l’indépendance à la Guinée ? Sa gestion de l’indépendance mérite pourtant débat, et vous n’allez pas nous en empêcher !

Au sujet du Camp Boiro, vous disiez que c’étaient 703 traites qui y furent emprisonnés et non 50 000.  Loin de  moi l’idée de dire le nombre exact de  gens qui y périrent, je vous pose quand même des questions et me permets de questionner votre démarche ayant conduit à ce résultat. Evoquant vous sources, vous écriviez que ces « 703 » prisonniers que vous qualifiez de traitres à la nation étaient la conclusion du rapport de la commission mise en place par le CMRN, une année après la fin du régime Touré. Vous n’avez pas dit à l’opinion comment ce résultat fut obtenu ? Est-ce qu’il intégrait les cas de disparitions, les déportations,  les meurtres ? Vous devez dire à l’opinion en quoi tous ces 703 étaient tous des traitres et qu’il ne saurait figurer entre eux une seule victime innocente ?  Vous devez dire aux Guinéens, que vous semblez mépriser au point de les considérer pour des enfants, le sort de ces 703 personnes.

El Hadj, on sait que beaucoup de cas de disparitions ont été signalés et qu’au jour d’aujourd’hui nombre de familles n’ont jamais vu leurs fils et filles faits prisonniers au Camp Boiro. Ces gens-là sont-ils tous morts, sinon où se trouvent leurs sépultures ? J’espère que vous viendrez nous donner leur liste, les raisons de leur arrestation, incarcération. Le Camp Boiro  fut une usine à démolition de vies et rêves. L’univers concentrationnaire  qu’il fut est d’une dangerosité sans nul pareil dans notre histoire. Négliger le traumatisme qu’il constitua pour ses victimes et leurs familles  ne peut être que l’œuvre  de ceux qui méritent d’être appelés « complices de crimes ». Le Camp Boiro fut une calamité, un mystère que vous connaissez sans nul doute plus que moi. Votre article en dit long. Mais seulement, pouvez-vous, dans une bonne conscience, réduire tous les prisonniers du Camp Boiro au rang de traitres à la Guinée ?  Les enseignants qui y furent embastillés dès 1961 étaient-ils des traitres ? Si c’est cela votre conclusion, vous devez aussi reconnaître qu’il fut le lieu où des méthodes d’extraction des aveux aussi horribles qu’ignobles furent utilisées. Les tortures qui eurent lieu au Camp Boiro furent d’une cruauté inimaginable.

El Hadj, je comprends votre combat, celui de contribuer à l’imposition de vos croyances au peuple de Guinée. Cela ne passera pas. Les Guinéens, en ces jours où tous en  appellent à la réconciliation nationale, ont besoin de savoir la vérité. Cette vérité-là n’est pas seulement celle d’une personne, de moi, de vous et d’un autre. Le Camp Boiro a été trop important dans le dispositif de violation des droits humains dans notre pays pour que le débat à son sujet soit amorphe et monotone.

Le régime dont vous vous faites l’avocat fut liberticide. Sinon, comment appeler autrement un régime qui convia et obligea le fils à surveiller le père, le père à dénoncer le  fils, la femme à réclamer le châtiment de ses enfants, les enfants à témoigner contre leurs parents ? Un régime qui fit de la délation un mode de gouvernement, comment l’appeler ? Un régime qui voulut de la guerre révolutionnaire contre un fragment de sa population, comment le qualifier ?  Est-ce bien cela le socialisme ? C’était une religion, un totalitarisme ! Le socialisme, la soi-disant révolution guinéenne ne l’était pas. Nous le disons, non pas parce que nous soutenons le socialisme qui est une imposture à nos yeux, mais parce que le régime guinéen qui se faisait appeler ainsi surpassa les autres  dans sa lutte contre la liberté. La liberté affolait ses pontes.

El Hadj, je comprends pourquoi votre article est recyclé, il vise à contribuer à la manipulation d’une mémoire collective trop sélective et malade, mais je peux vous dire que vous ne réussirez pas votre pugilat. Je ne suis pas contre le président Touré que je n’ai jamais connu, je suis juste contre vos méthodes trop simplistes et fragmentaires. Je ne serai pas de ceux qui confondront les actifs et les passifs du président Touré, mais de ceux qui disent : « questionnons notre gestion de l’indépendance, le choix de ses acteurs et sans jamais les juger tâchons de les comprendre, eux et leurs choix ». Je suis de ceux qui disent qu’en Guinée, nous avons besoin d’une réconciliation nationale, celle-là dont l’un des piliers est la vérité. Cette vérité, elle doit être rétablie. Elle ne doit pas être imposée, parachutée mais elle doit être sociétale. Le débat sur notre  histoire de 1958 à nos jours doit avoir lieu et avec la rigueur due, il constituera le substrat à la réconciliation nationale.

En espérant lire vos réponses à mes interrogations, je vous prie de bien  vouloir recevoir mes meilleures salutations.

Ibrahima SANOH,

Citoyen

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