Des mandats, encore des mandats et toujours un nouveau mandat qui institutionnalise le pouvoir à vie. Finalement, la classe dirigeante en Afrique ne pense qu’à pérenniser les fonctions qu’elle exerce. C’est ainsi que plusieurs présidents africains ne se lassent guère de capitaliser des mandats au mépris de tout respect pour leur peuple. Ils modifient la constitution, organisent dans la foulée un semblant d’élection pour s’éterniser au pouvoir. Que faire de ces hommes politiques qui bloquent le processus institutionnel dans le seul but d’assouvir des besoins purement égoïstes ? Peu importe qu’on parle de fossilisation ou de pérennisation à la présidence, en revanche le plus important est de considérer que cette manière de gérer le pouvoir a largement participé à la dégradation de la situation dans les pays africains en général. Même si tout ne se pas passe pareillement partout de manière absolue, il apparaît quand même que, dans une large mesure, les différents Etats africains sont confrontés à des problèmes identiques dont, entre autres : monopolisation du pouvoir, absence de l’Etat, gestion routinière des affaires, corruption à grande échelle, etc. Dans cette situation, il ne serait pas du tout exagéré de considérer que la manière dont les pères des indépendances africaines ont géré les Etats postcoloniaux, a eu pour conséquence la détérioration de la situation dans les différents pays tant sur le plan politique, social, culturel, qu’économique. Ainsi, tout se passe comme si, après avoir chassé les colons, les pères des indépendances africaines avaient pris possession du pouvoir étatique en l’administrant comme s’il s’agissait d’un royaume. Tout en étant à la tête d’Etats, les chefs africains ont géré leur pouvoir suivant une superstructure antérieure à la période coloniale. Il est dommage de constater que cette mauvaise habitude se perpétue encore aujourd’hui, comme si l’Afrique avait du mal à rompre avec l’éternel hier que sont les coutumes ancestrales.
Analysant cette situation, Georges Balandier (1963) parle de « persistance et dissolution des structures traditionnelles ». Ainsi, le pouvoir est-il d’ordre divin et donc tout dirigeant et sa famille se situent au-dessus de la loi. Ils peuvent tout faire sans avoir à répondre devant une quelconque juridiction. Si Marx Weber (1954), qui s’est intéressé à la manière dont s’instaure « la domination d’un ou de plusieurs hommes sur d’autres hommes », distingue la domination rationnelle, traditionnelle et charismatique ; à propos des régimes postcoloniaux qui se sont pérennisés en Afrique, Sylla (1977) pense que, au contraire, « ils ont leur propre principe de légitimité soit dans le charisme ou dans l’Etat que fondent les nouveaux dirigeants des partis uniques en Afrique ». Et si l’on part du principe qu’un mode de production n’est jamais pur et que les trois types de légitimité de Weber ou idéaltype n’existent pas indépendamment les uns des autres, on peut alors inférer qu’en Afrique la conception du pouvoir résulte d’une symbiose de la superstructure héritée des coutumes traditionnelles et celle l’Etat moderne. Et même si l’on admet d’emblée que ces deux visages du pouvoir en Afrique fonctionnent en parallèle, on peut toutefois remarquer que la conception traditionnelle du pouvoir sert d’ossature idéologique pour soutenir l’idée d’une Nation alors que, dans le même temps, elle enfreint les règles élémentaires élémentaires de l’Etat moderne : la démocratie.
En effet, si l’accession des Etats africains à l’indépendance nationale constitue une avancée politique et historique importante, elle a eu pour corollaire un retour en arrière avec la suppression du multipartisme en vue de l’instauration du Parti unique, au nom de la préservation de l’unité nationale. On sait que le Sénégal est l’un des rares pays africains à n’avoir pas mis fin au multipartisme aussitôt après son accession à l’indépendance nationale. Or avec la suppression du multipartisme, le Parti unique embrasse toutes les couches et les catégories sociales. C’est dans cette logique que, progressivement, dans la plupart des Etats africains, nouvellement indépendants, le Parti unique s’est constitué en puissante machine dirigeante incontestable. Il en a résulté que, même si la politique officielle prône l’unité de la Nation et du peuple, le tribalisme demeure une réalité vivante dans les arcanes du pouvoir. Aussi, en exerçant son emprise sur les richesses du pays, la corruption et la gabegie se sont-elles institutionnalisées au cœur de l’exercice du pouvoir. Dans ce cas, exercer une responsabilité, quelle que soit sa nature, équivaut, d’une certaine manière, à transformer l’institution qu’on dirige en entreprise personnelle voire familiale. C’est pourquoi il n’est pas du tout étonnant d’entendre des responsables africains à divers niveaux dire : mon ministère, ma direction, ma femmes, mes enfants. Il s’agit là d’une manière rétrograde,très africaine d’incarner le pouvoir.
La conception du pouvoir en Afrique
Cette manière de gérer le pouvoir, qui gangrène la situation des Etats en Afrique, prend son origine dans la période postcoloniale. En effet, après avoir supprimé le multipartisme aussitôt après l’indépendance, les classes dirigeantes qui ont pris possession des rênes du pouvoir en Afrique sont confrontées aux premières crises sociales, des manifestations sociales structurées non pas au sein de partis politiques, puisqu’ils n’existaient plus, mais dans des mouvements syndicaux ou sociaux tout court. En effet l’unanimisme et le consens de surface, qui ont résulté de l’effervescence suscitée par l’accession à l’indépendance nationale, cèdent très tôt la place aux hostilités tribales. Face à la montée de ces revendications sociales, l’ethnie a constitué le dernier rempart pour sauver le président. Or en assurant une ceinture de sécurité autour du président, dont le pouvoir est menacé, les cadres de l’ethnie au pouvoir sont appropriés par les avantages liés aux fonctions dirigeantes. Cela revient à admettre que derrière les groupes partisans ce n’est ni le programme politique, ni les questions idéologiques, et encore moins le projet de société, mais les avantages économiques liés aux pouvoir et les liens ethniques, qui mobilisent autour du pouvoir dans la plupart des Etats africains. Je pense que cette observation est pertinente aujourd’hui encore, plus de cinquante ans après les indépendances africaines. Ainsi, l’affairisme partisan s’est-il institutionnalisé au cœur de l’exercice du pouvoir dont l’un des avatars est l’immobilisme institutionnel et social.
Je me permettrai d’ouvrir une parenthèse ici pour citer un extrait de l’ouvrage de Pierre Péan (1988), intitulé : L’argent noir, paru aux Editions Fayard : « Plus que la peste et le sida aujourd’hui, la corruption tue. Pour parler clair, en détournant à leur profit l’argent public, en méprisant au-delà de toute décence l’intérêt général, de nombreuses élites du tiers-monde doivent être tenues pour responsables, au moins partiellement, de la misère dans laquelle croupissent au moins des millions d’êtres humains. Les autres, victimes de frustrations, se sont branchés sur le monde extérieur. Coupés de leur milieu d’origine, ils se sont progressivement détournés des réalités […].» On comprend pourquoi, en général, la classe dirigeante en Afrique n’est jamais parvenue à réaliser une véritable intégration nationale. Au contraire, elle s’est constituée, un peu partout en Afrique, en puissante oligarchie dont l’objectif principal est de profiter largement des avantages que leur procure la fonction dirigeante au mépris de toute loi et de toute morale.
C’est dans cette logique et face à cette situation que l’armée a fait irruption sur le champ politique dans la plupart des pays africains avec l’argument de « rétablir la situation ». Le retour cyclique des coups d’Etat militaires et le désordre qui en a résulté ne pouvaient favoriser ni stabilité sociale ni développement. Au contraire les coups d’Etat répétitifs avec leur cortège de morts ont provoqué un désordre sans précédent. Dans la foulée, l’Afrique a été confrontée aussi aux guerres civiles et aux rébellions dont le pouvoir destructeur n’est plus à commenter. Or toutes ces tragédies ne sont que les conséquences logiques de la manière dont s’est géré le pouvoir.
Et survint la chute du mur de Berlin en 1989
Engluée entre dictatures militaires et dictatures des Partis uniques, le visage de l’Afrique correspondait pendant plusieurs décennies à la division idéologique entre les deux blocs issus de la deuxième guerre mondiale : l’Est et l’Ouest. Ainsi, à cette époque parlait-on à propos de l’Afrique, de « pays modérés » et de « pays socialistes ». Il a fallu la chute du Mur de Berlin pour provoquer une vague de transformations politiques dans le monde et l’Afrique n’est pas restée à l’abri du nouvel ordre mondial. On sait que la réunification de l’Allemagne, et donc des deux blocs idéologiques apposés, a participé à la recomposition du monde. C’est ainsi qu’en prélude à la mise en place du multipartisme, plusieurs pays africains ont organisé des conférences nationales, tandis que dans d’autres, le passage au multipartisme s’est organisé autrement. Aujourd’hui, l’Afrique a certes connu une évolution politique appréciable que ne réalisent pas les nouvelles générations, qui n’ont pas connu ou qui n’ont vécu que partiellement pendant la période des partis uniques et les dictatures militaires. Mais cette évolution est sans doute dictée par un ordre mondial que par un changement de mentalité dans la manière dont les dirigeants africains appréhendent et exercent le pouvoir qui leur est confié par le peuple.
Et pourtant du chemin, il en reste beaucoup à faire
Avec l’avènement du multipartisme, les dirigeants et/ou responsables dans les différentes instances des Partis uniques, tels des caméléons ont retourné leur veste et se sont rapidement adaptés à la nouvelle situation. Occupant l’espace public, ils ont été les premiers à crier dans leurs discours les maîtres-mots de multipartisme et de démocratie. Dans cette nouvelle conjoncture, ils ont créé des partis, organisé des élections, dénoncé le tribalisme, la corruption, tout et tout. Mais trente ans après la chute du Mur de Berlin quelque chose demeure inchangé un peu partout en Afrique : des responsables, tels des dinosaures, inamovibles, qui ne cèdent le pouvoir que quand sonne le glas de la mort. S’ils sont encore nombreux, les présidents africains, au pouvoir depuis plusieurs décennies, qui ne songent guère céder la place ou favoriser l’alternance politique, ils sont tout aussi nombreux qui se préparent à emboiter le pas à ceux-là, optant ainsi pour une pérennisation du pouvoir. Président à vie, présidents morts-vivant, que dire de ces présidents qui se fossilisent à la tête du pouvoir ? Je ne cesse de me poser la question suivante : les chefs africains ne songent-ils jamais à ce que l’histoire va colporter de leur exercice du pouvoir ?
En général, les Africains critiquent sans arrêt l’individualisme des Européens, face à cette posture j’opposerai sans retenu l’égoïsme des Africains. Cet égoïsme se nomme : corruption, exercice du pouvoir que pour soi, pour les siens, pour son ethnie, voire pour ses partisans. Quand les chefs africains comprendront-ils qu’aussi longtemps qu’ils ne géreront pas rationnellement l’Etat, le pouvoir, les richesses du pays, etc. l’Afrique restera toujours à la traine ? A quand la fin de la pérennité du pouvoir en Afrique, des détournements, du tribalisme, etc., que sais-Je encore ? Finalement comment faudrait-il faire comprendre aux hommes politiques africains que s’éterniser au pouvoir c’est favoriser l’immobilisme dans tous les domaines ? C’est plus concrètement prendre en otage des millions de personnes dont le seul désir est de vivre décemment. Pauvres de nous ! Dans leur for intérieur, les dirigeants africains ne songent-ils jamais au moins qu’ils vont mourir un jour, et qu’ils seront confrontés à la rétribution de leurs mauvais actes ?
Alpha Ousmane Barry, Professeur des Universités (France)
Spécialisé en Analyse du discours et Communication politique
Fondateur du Réseau Discours d’Afrique