Ibrahima Sanoh, économiste et écrivain est de la trempe des rares jeunes cadres de notre pays, qui osent assumer leur opinion, dans un environnement fait d’opportunisme. Dans cet entretien accordé à notre reporter, Ibrahima Sanoh ne fait pas dans la dentelle quand il aborde les sujets portant sur la crise qui mine notre économie, la réconciliation nationale et la baisse des prix des produits pétroliers à la pompe renvoyé aux calendes grecques par le gouvernement.
Quelle lecture faites-vous de la situation économique actuelle du pays ?
Ibrahima Sanoh : La situation économique du pays n’est pas très bonne, pas trop reluisante en dépit de quelques reformes conjoncturelles qui ont eu lieu. De façon générale ces reformes-là n’ont pas été comme ça se devait avec la ferme conviction. Elles ont été des reformes de tape à l’œil. Donc quelque part, ce qui fait qu’aujourd’hui les agrégats économiques ne sont pas très reluisants en Guinée. Lorsque nous regardons la croissance, il ya eu une stagnation lors du premier trimestre de 2015, l’économie ne se portait pas bien. En plus de cette stagnation nous avons un taux d’inflation qui n’est pas deux chiffres, mais qui est très élevé, comparé aux taux dans les pays environnants. Lorsque nous prenons aussi la situation extérieure, on se rend compte que la balance commerciale guinéenne, elle est déficitaire. Chose qui veut dire que nous n’avons pas une politique d’exportation, d’échange très bonne. Le chômage est aussi élevé. La couche la plus touchée, c’est la couche juvénile d’autant plus que c’est elle la force de notre pays. Donc de façon générale l’économie guinéenne ne se porte pas très bien parce que la classe dirigeante en place a mené des politiques de réformes qui ne sont pas allées en profondeur.
La TVA est passée cette année de 18 pour cent à 20 pour cent. Expliquez-nous pourquoi cette augmentation, et quel est l’impact cela a sur le pouvoir d’achat des citoyens?
Cette augmentation de 2 points de la TVA est partie du constat peut-être que la Guinée par rapport aux autres pays n’avait pas les mêmes taux de taxation. Sauf que cette idée, elle était bonne, mais elle a ignoré une réalité qui convenait d’être prise en considération. C’est celle selon laquelle la pauvreté en Guinée a augmenté. D’autant plus qu’en 2007, nous avions 47 pour cent des Guinéens pauvres. En 2012 le nombre a augmenté de 5 pour cent, c’est -à-dire nous sommes passés de 47 pour cent à 52 pour cent. Et après aujourd’hui Ebola, il y a des statistiques qui disent que nous sommes passés de 57 d’autres mêmes disent que jusqu’à 60. Donc aujourd’hui ça veut dire qu’il y a 57 à 60 pour cent de la population guinéenne qui n’arrive pas à trouver un dollar par jour. C’est à dire 8 815 fg. Donc augmenter la TVA de deux points de pourcentage dans ces conditions, c’est bien évidemment pousser une partie de la population qui survivait, qui n’avait pas les moyens de sa subsistance au trépas. La généralisation de cette TVA, de cette augmentation à toutes les catégories des Guinéens, quelque part n’a pas été une bonne idée. Pourquoi les dirigeants n’ont pas essayé d’entrevoir la possibilité que certains biens de consommation comme les denrées de première nécessité, le sucre par exemple, l’huile, la farine, le riz. Pourquoi ne pas avoir un système de taxation spécifique pour ces biens-là. Ça aurait été mieux. La généralisation allait avoir un sens. On allait augmenter de deux points de pourcentage mais quelque part, on allait permettre à la population qui est en train de survivre, de pouvoir se donner des moyens de se nourrir convenablement comme cela se doit. Donc la pauvreté non monétaire a été donc aggravée par cette mesure qui a été inopportune et irréfléchie.
La baisse du prix du carburant n’est toujours pas effective en Guinée. Quelle analyse faites-vous de cette situation?
La situation est que c’était déjà très compliqué par rapport à cette baisse, parce qu’au début, il y avait des réalités qui avaient expliqué la baisse du prix du pétrole au niveau du marché mondial, au niveau de l’OPEP. Le cartel était désorganisé. Chaque pays voulait exporter le plus de barils de pétrole qu’il pouvait. Mais ces pays se sont rendus compte qu’il y avait la production excédentaire de l’offre par rapport à la demande. L’offre était grande, mais la demande elle, était restée stagnante. L’économie chinoise qui est la première économie importatrice de pétrole, était en stagnation, en souffrance. Les États-Unis aussi qui étaient premier producteur de pétrole avant, sont devenus exportateurs de pétrole à partir du pétrole de Schiste. Donc quelque part la demande avait baissé. Mais après on s’était rendu compte que les cours allaient reprendre parce que l’Iran qui avait un embargo, l’embargo a été levé. Donc l’Iran aussi allait pomper ses réserves de pétroles. Et qu’il allait inonder les marchés, les cours allait baisser. Sauf que les pays allaient se rendre compte que les prix sont entrain de baisser et le déficit qui en résultait était élevé. Ils allaient réduire petit à petit leurs productions pour que les prix puissent avoir cette tendance foncière. Et aujourd’hui les prix ont commencé à monter. Mais ce qu’il faut regretter dans ce cas quand les syndicats avaient appelé à la grève d’une semaine qui avait été d’ailleurs observée sur toute l’étendue du territoire, par après il y avait eu un consensus entre le gouvernement et ces syndicats. Comme quoi, il y avait une clause qui permettait de faire en sorte que le gouvernement, même si les prix allaient être rehaussés ou ne pas être rehaussés, d’après le délai interne, qu’ils s’étaient fixé de revoir la baisse des prix. Mais aujourd’hui nous constatons avec amertume et désolation que cela n’a pas été observé. Chose qui continue à accentuer la crise de confiance. Donc le gouvernement en négociant ces choses était conscient de ces réalités que les cours allaient pouvoir rehausser. Mais comme ils avaient donné un délai interne au syndicat pour permettre de réajuster l’économie, de présenter de bons agrégats économiques aux institutions financières mondiales et qu’aujourd’hui comme ces situations-là ont été obtenues, le gouvernement devait se mettre à appliquer avec sérénité et clarté cette clause-là. Donc nous regrettons cela.
Les autorités accusent Ebola comme étant à la base de cette conjoncture économique que nous vivons. Etes-vous du même avis?
Bon ! Ebola a contribué quelque part à çà. Mais il est difficile de dire qu’Ebola pourrait être une causalité. Dire qu’Ebola a été la cause abyssale, c’est un mensonge creux. D’ailleurs je dirai que c’est une violence au peuple de Guinée. Bien avant Ebola, il y a eu des manifestations publiques qui ont beaucoup causé des manques à gagner. Après Ebola, il y a eu beaucoup d’aide, beaucoup d’assistance financière, quelque part l’allègement des dettes. Mais après il y a eu les élections présidentielles. Pendant ces élections la classe dirigeante actuelle s’était livrée à des dépenses extrabudgétaires très énormes. Nous voyons par exemple l’exécutif qui sortait des billets de banque, des nouvelles coupures qu’il donnait. Ils ont mis en contribution la Banque Centrale dont le gouverneur est sur une chaise éjectable. Et après le président a dit qu’il fallait organiser les élections sur fonds propres. Nous les avons organisées. Ils ont vidé les caisses pour battre campagne, afin de s’assurer une victoire éventuelle. Et après la victoire, la fête bien évidemment comme on le dit c’est la défaite. Ce sont ces choses qui sont arrivées à la Guinée. Donc il serait irresponsable d’accuser seulement Ebola comme étant responsable de cette catastrophe. C’est bien la classe dirigeante qui doit assumer sa responsabilité s’il en ait.
Alors on dit que l’économie guinéenne est en récession. Qu’est-ce que cela veut dire?
Lorsqu’on dit d’une économie qu’elle est en récession, ça veut dire que la production agrégée de tous les biens marchands c’est-à-dire le PIB par rapport à une année antérieure a baissé en volume et en valeur. Ça veut dire que si hier on a produisait 7 milliards par exemple de PIB et aujourd’hui si on produit 5 milliards, lorsqu’on arrive à faire le taux on se rend compte que le taux est négatif. Ce qui veut dire que l’économie est en récession. C’est-à-dire que par rapport à l’année antérieure, nous avions produit moins de biens et de service que nous n’en avions une année avant. Ce qui veut dire récession en terme très simple. Aujourd’hui l’économie guinéenne se trouve dans cette situation. Les reformes qui doivent être menées pour que nous sortions dans cette zone rouge à mon avis ne sont pas très convaincantes.
Que pensez-vous du fonctionnement de la commission provisoire de la réconciliation. Une démarche dont dépend aussi la stabilité du pays?
Je pense que cette commission a été composée sur fond de manque de confiance, manque même de courage de la part de l’exécutif. Comment est-ce que dans un pays où le tissu social a été effiloché, où la mémoire collective a été détruite à dessein par les pouvoirs successifs, où aujourd’hui la société menace de désintégration, comment dans ces conditions-là, on peut constituer une commission provisoire de réconciliation devant servir de substrat à la réconciliation nationale, seulement de religieux. Les gens là devaient avoir la stature intellectuelle qu’il faut pour pouvoir poser les bases d’une réflexion. Il y a une crise de confiance en Guinée, comme ces religieux jouissaient d’un capital de confiance, quelque part et d’une certaine notabilité, on les a parachutés à la tête d’une commission qui est bancale, amorphe de réconciliation. Je suis déçu de dire que par rapport à l’opinion nationale, il n’y a pas eu beaucoup de chose par rapport à ça. D’autant plus que cette commission provisoire de réconciliation vient de présenter son rapport de consultation qui n’a pas été présenté au peuple de Guinée. C’est un affront, c’est une insulte. On devait dire voilà ce que le peuple veut, puisque c’est lui qui a été consulté, c’était ça l’objectif. Mais ça n’a pas été fait. La commission s’est permise de dire que le rapport allait être rendu au président de la République, quelque part ce n’est pas mauvais, c’est lui qui a constitué la commission, mais la commission n’est pas constituée pour son service, c’est au service du peuple de Guinée, à la réconciliation entre les Guinéens et leur Etat, entre les Guinéens eux-mêmes, entre les dirigeants eux-mêmes, afin de faire renaître une nouvelle arche d’alliance. Et donc un nouveau contrat social. Par rapport à cette composition nous disons que le pari a été raté. Nous profitons de l’occasion pour appeler le président de la République, de brandir plus de courage, afin de constituer une commission définitive et effective de réconciliation. Une commission transdisciplinaire composée d’universitaires, d’historiens, de religieux, de sociologues. Je veux dire d’hommes et de femmes ayant une certaine légitimité académique à la fois interne et externe, afin que le contentieux de notre passé puisse être soldé comme ça se doit. Pour que les enfants des prochaines générations ne continuent pas à porter le fardeau du péché originel.
Le voyage du président à Moscou augure-t-il des lendemains meilleurs pour notre pays?
Non ! Il y en a eu déjà beaucoup de voyages. Je crois que le président Alpha Condé n’est pas à son premier. Chaque fois ce sont des avalanches de promesses des mots et de merveilles, après tout on se rend compte que ce ne sont pas les voyages qui changent les choses. C’est que le développement ça se conçoit à l’interne. Lorsqu’on voyage, c’est pour aller présenter les projets, aller attirer les investisseurs, pour les faire venir et non venir avec des touristes qui vont aller loger dans les hôtels. Je n’attends pas grand-chose de ces rencontres-là. Peut-être d’aucuns dirons que ça va permettre de relancer l’usine FRIGUIA qui est aujourd’hui en panne où les gens ont été mis au chômage, si c’est dans ce sens-là, je pourrai dire que c’est serai bon. Mais attendons de voir les résultats.
Entretien réalisé par Amadou Sadjo Diallo