Censure

Chaîne ou le retour du Phénix de Saidou Bokoum

Quarante-deux ans après sa première édition, voici le retour de Chaîne, du Guinéo-malien Saïdou Bokoum. C’est d’ailleurs le narrateur lui-même qui, de sa petite Kaaba imaginaire, « prophétisait » :

« L’an de grâce 2017 ou 1530 de Nostradamus Noé Pater is est gloria : ergo sum, amen, Cham ! Mais où suis-je ? Comment savoir ? Diabolicum est.Quel jour sommes-nous ? Où suis-je, à Marseille, Liverpool, Charleston, Nantes, Sao Tome ou bien quelque part à Surinam ?

Et d’où vient toute cette gueusaille ? Du Pernambouc ? De la côte des esclaves ? Des Mascareignes ? De Carthagène, de La Havane ou bien alors du Benguéla ? Des côtes arides de Cimbabésie, du désert de Namib, des rivières de l’Huile, de la côte des Camarons, de la côte des Dents, de la côte des Graines, de la côte de la Maniguette, de la côte de Mina peut-être ?

Voici les chiens en laisse. Ainsi : trois-mâts, navires et vaisseaux, ainsi : senaux, flûtes, goélettes, bricks et clippers japhéens. Et les galères : boutres, sloops, brigantins, vapeurs à aube japhéens. Voici l’arsenal de la Marine de paix de monsieur Pen Von Tagone. Flottille d’avisos atomiques qui lèchent le large en se frottant les culs raides, pointus ou en fourche contre l’interminable cordon littoral, cette chaîne qui cerne l’Empire State de Japhet. J’ai dit.

« Alors toi, Gustave vasa de Canaan, tu t’appelais Olauda Equiano de Toussaint ? Hein, toi crillo mulato où as-tu mis tes chaînes ? »

Toute la négraille sursaute en entendant la voix terrible du capitaine du Noir Passage, Middle Passage, disent les Japhéens anglo-saxons. C.I.A. de Snelgrave son nom, lui, le subrécargue en chef du Grand Retour à l’Envoyeur.

« Bof ! Plus besoin de chaîne, esto liber ! », dit encore le capitaine C.I.A. de Snelgrave qui était devenu rien qu’un timbre métallique depuis son dernier voyage du grand triangle inscrit dans la chaîne.

… Plus besoin de chaînes, ni de billots de bois. Plus besoin de les enfermer, ces noirs bozales, ces noirs crillos, ces métiz, ces mulatos blancos, ces moriscos, ces mulatos lobos, ces mulâtres, ces quarterons, ces octavons, ces… soit :

Maudit soit Canaan !

Qu’il soit renvoyé dans les ténèbres, d’où il vient !

Et toute la négraille se ramasse, la négraille issue des verges de Cham, toute l’engeance éparpillée en rameaux de pièces d’Inde, de bois d’ébène, de bois de compèche : neg’rolles de tabacs, neg’bouges, neg’neptunes, neg’contre-brodés de Venise, neg’platilles de Hambourg, neg’garas, neg’tapsels, neg’piastres, neg’barres du Sénégal, neg’dollars, neg’sterlings, euronegs, sans oublier les neg’bleu-blanc-rouge et les négrittes du grand émir Aboud Ibn.

« Debout sales nègres ! Rembarquez ! Et ne laissez pas ici vos tricornes ! Allez clochardiser ailleurs ! Parez ! »

Toujours de Snelgrave. Et la négraille se met debout. La négraille ramasse ses trésors conquis en Japhéland.

Voici donc les enfants de Cham, Canaan, Kush, les serviteurs des serviteurs de Japhet et Sem ; les voici sapés, en rassades, cintrés, langés, choyés, grimés, empotichés, colifichés d’allidjars, de baffetas, de bajutapaux, de brauls, de calendaris, de chaselas, de chloé, de chittes, de coutis, de guingans, de korottes, de liménéa, de madras, de nécanées, de néganépaux, de phottes, de ronals, de salimpouris, de tapsels (encore !) de taffetas, de catténi, de sari, de bandanne, de loungui, de pullicat, de… brrr !!!

Voici la négraille rayée, barrée, chatoyante ; la négraille granulée, la négraille de pois, la négraille drapée dans ses cotonnades de chintz, de basin, de bouanges du Poitou. La négraille étiolée de mille étoiles de cholet, de lin, de libongos, de bleu de Nigrittie. Voici l’Exotisme à rembarquer vers l’Exotisme, dans un fracas de quincaillerie de cuivre, de manilles, de coutelas, de gobelets, de plats de faïence, de jarres de grès.

Voici la négraille soûle de nostalgie qui n’en peut plus de digérer sa mélasse. En vérité, tout est devenu mélasse dans les métropoles. À cause des molassons.

… À la mer ! À la mer ! Et retour à l’envoyeur ! Ces enfants de la nuit ! La mélasse ? Nous n’en voulons plus dans les métropoles ! Allez donc rejoindre vos ancêtres les madrépores. Mais d’abord, dans les galères !

Toujours de Snelgrave.

Nââm ! Djââti ! Les nouvelles galères, tous gréements dépareillés, sont prêtes à lever l’ancre, pour les hauts-fonds des côtes impossibles du last trip of the round tripde la nuit triangulaire de la chaîne ; avec les encens musqués d’épices et d’haleine de scorbutiques. Djââti ! Nous sommes prêts pour le cap Jaby à la latitude des Canaries ; prêts pour l’estuaire du Sénégal, le golfe de Guinée.

Djââti ! Nââm ! Voici la mer en ébullition, avec ses vomissures et ses brisants qui ramènent, nous engloutissent vers « à scheu nous », aux origines. Où allons-nous ? À Cabora Bassa, toujours au Sud. Nous godillons pour « à scheu nous », nous la Dinde noire des Indes noires, tout en abattis. Nous bourlinguons à la recherche de notre autre ancêtre, le prêtre Jean qui nous attend à Cabora Bassa. C’est nous les Jeloffa, les tirailleurs sénégalais, nous les bidonvilains, nous les colis postaux, affranchis des sécheresses et expédiés par le siroco, les moussons et l’aquilon. Nous les enfants de la scoliose et de la maldonne, qui avons payé deux mille fois nos désesperrances, en maltôtes coulés en ducats, livres, guinées ; monnaies sanglantes, monnaies d’aloyaux, monnaies d’eunuques…

Nous voici dans les cales, les pinasses, les entreponts, les faux-ponts des navires radoubés en retour sur lest, galères livrées aux caprices des moussons, de la houle et des bourrasques marines.

— Ah ! Zé coné ça dézà !

— Ces odeurs, ça ne peut être qu’une côte d’Ifriquia ! Voyez, des palétuviers ! Déjà donc passé le cap Bojador ?

— Mais ! Comment ça se fait qu’on ne nous débarque pas ?

Alors, retentissant au-dessus des mâts de misaine, voici — neutre il faut l’avouer — à nouveau la voix métallique de C.I.A. de Snelgrave.

« Son excellence, le Yevogan auprès du Fama à vie de la République de Doumbélane, nous apprend que les côtes sont en état d’alerte, les sémaphores ont été rentrés sous la mer. La côte nous est fermée et le Fama à vie nous prie de poursuivre. »

— Qu’est-ce que cela signifie ?!

« … nous ne voulons plus du choléra, de la peste, a précisé le Yevogan auprès de Sa Majesté à vie… »

Après la ronde dans la nuit, nous voici dans les baleines, nous les Jonas du monstre marin. D’Ouest en Est ? Non ! Du Nord au Sud. Nous cherchons à nouveau la route des Indes. Nous doublerons le cap de Désespérance.

— Qu’a-t-il ? Le scorbut, le rachitisme, la paraplégie ? Comment ça se fait, ni fers, ni billots, ni menottes, ni écrous à pouces ! La nourriture ne passe plus ? Et le speculum oris ? Dans le cul ! Foutez-le à la mer !

— Quoi !

— À la mer !

Le royaume de Codivarou en vue ! Quarantaine.

« … Nous n’en voulons pas ! Choléra là-même, peste là-même, chienlit-là même… et d’ailleurs eux là-même, ils auraient dû être débarqués chez nos voisins là-même, à Krikona… »

Mais le Yevogan auprès du bouillant Dépositaire suprême de la Révolution krikonienne avait dit quant à lui : « Des déclassés ? Nous disons quant à nous que la République populaire de Krikona est quant à elle en train de faire le bilan pratique, rigoureux, harmonieux, glorieux de ces cinq dernières années du décret d’application de l’acte du Pouvoir central instituant l’implacable lutte des classes. Alors des déclassés… La lutte des classes, nous sommes pour, mais avec des déclassés, nous disons quant à nous… »

Derrière nous, dans la nuit, Nakachoti, Ndakarottes, Djabian. Et loin, loin derrière, les royaumes de Moro, de Naba Nganha. En vue Toconou, Louada toujours au fond du sud de la nuit.

Maudits soient les enfants de Canaan ! Qu’ils soient damnés des terres et des mers ! Terminé le temps du coton et des plantations de sucre : laissons cela à ces îles en en dérive. Achevée, l’Union de l’Europe et de l’Orient. Accomplie, l’unité de tous les peuples crétins.

Nous avons vaincu Gengis Khan, envahi son empire qui s’étendait des neiges arctiques à l’Himalaya, de la Méditerranée à l’Atlantique. Chassés de la chrétienté Koubilaï Kahn et Tamerlan ! Fini le règne de Saladdin sur le Nil ! Enfin le canal est à nous, avec la Méditerranée, l’Atlantique et aussi l’océan Indien, la mer Rouge… À présent, à nous la chaîne qui cerne la planète, de l’Atlantique au Pacifique, de l’Arctique à l’Antarctique ! Tout chaînon est bien à sa place, n’importe où dans la chaîne.

Et si te révolté

Ze te fabriqué

Donc ailleurs, la tempête nous emporte. Toujours vers le Sud, mais le Sud ne veut plus de nous.

— C’est clair, on ne veut pas de nous, même en Ifriquia !

Voici, le phénix déploiera ses ailes de feu d’abord au Salon du livre de Paris en Mars 2017, avant de survoler les Rivières du Sud où il pourrait venir comme le non invité-surprise, tenant dans ses serres de feu, CHAINE, DEPOSSESSION et peut-être une demi-douzaine de pièces de théâtre qui caracolaient dans le ciel dramatique et déjà nuageux de Côte d’Ivoire une décennie durant.

Saïdou Bokoum

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