Dans le mouvement de démocratisation des années 1990, et après sa constitution de 1990, la Guinée s’est dotée d’une nouvelle constitution en 2010, laquelle a prévu la création d’une Cour constitutionnelle autonome. Installée en 2015, cette Haute juridiction constitutionnelle s’illustre malheureusement par des crises récurrentes.
1- Attributions de la Cour
Les attributions de la Cour sont définies aux articles 93 et 94 de la constitution. Elles portent notamment sur :
– le contrôle de la constitutionnalité des lois avant leur promulgation, contrôle obligatoire pour les lois organiques ;
– le contentieux des élections politiques nationales, présidentielles et législatives ;
– le contrôle de la conformité à la constitution du règlement intérieur des institutions constitutionnelles ;
– le règlement des conflits d’attribution entre les institutions constitutionnelles, y compris la régulation du fonctionnement interne desdites institutions ;
– l’exception d’inconstitutionnalité soulevée devant les juridictions ;
– le règlement des cas de violation des droits de l’homme.
2- Composition de la Cour
La Cour est composée de neuf juges âgés de 45 ans au moins et choisis pour leur bonne moralité (article 100 al.2 de la constitution).
Le débat soulevé par la crise actuelle a révélé que les conditions d’âge et de moralité ne sont pas respectées :
- depuis sa création, quatre membres de la Cour dont l’un qui a quitté, ne remplissent pas la condition d’âge ;
- le diplôme de doctorat d’un membre est contesté sans que l’intéressé n’apporte la preuve contraire.
Cf. l’hebdomadaire ‘’ Le lynx’’ n°1379 du 17 septembre 2018 page 5.
Le Président de la Cour est élu par ses pairs pour un mandat de neuf ans, non renouvelable (article 101 al.2 de la constitution). La question de savoir s’il peut être tiré au sort lors du renouvellement par tiers de la Cour, ce qui aurait pour effet d’écourter son mandat, a été au centre de la crise de mars 2018, sans que la question ait été réglée. Le débat reste ouvert.
3- Contexte et analyse de la crise
La crise actuelle est née de la destitution du Président Kèlèfa SALL par arrêt n°RI-001 du 12 septembre 2018 suite à une motion de défiance adoptée par les huit autres conseillers le 05 septembre 2018.
A partir de là, une question majeure à plusieurs composantes se pose : les conseillers peuvent-ils destituer le Président de la Cour? Suivant quelle procédure (question de forme) et pour quels motifs (question de fond)?
Sur le premier aspect de la question, la réponse est positive : les conseillers peuvent destituer le Président de la Cour qui est d’abord un membre de la Cour avant d’en être élu Président, mais à la condition de respecter la procédure légale (articles 5, 6 et 11 de la loi organique de 2011 sur la Cour constitutionnelle).
Ce n’est pas parce qu’ils ont élu le Président que les conseillers peuvent le destituer à leur guise par une motion de défiance non prévue par les textes organiques régissant la Cour ; la motion de défiance ou de confiance est une motion propre aux assemblées politiques. Or la Cour constitutionnelle n’est pas une assemblée politique mais une haute juridiction. De plus, par comparaison, il y a lieu de rappeler aux conseillers que le Président de la République est élu par le peuple (article 27 de la constitution) mais la constitution a elle-même organisé la procédure de sa destitution sans le peuple (procédure de haute trahison des articles 118 à 120 de la constitution).
Sur le second aspect de la question, celui de la procédure de destitution, il importe, pour l’intelligence de l’analyse, de se référer aux dispositions des articles 5, 6 et 11 de la loi organique de 2011 sur la Cour constitutionnelle, ainsi rédigées :
Article 5 : Les membres de la Cour constitutionnelle sont inamovibles pendant la durée de leur fonction.
Ils ne peuvent être poursuivis ou arrêtés sans l’autorisation de la Cour constitutionnelle, sauf cas de flagrant délit. Dans ce cas, le Président de la Cour constitutionnelle est informé, au plus tard, dans les 48 heures.
En cas de crime ou délit, les membres de la Cour constitutionnelle sont justiciables de la Cour Suprême.
Article 6 : Avant leur entrée en fonction, les membres de la Cour constitutionnelle prêtent serment en audience solennelle publique devant le Président de la République et le Président de l’Assemblée Nationale en ces termes :
‘’ Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de les exercer en toute impartialité dans le respect de la constitution et en toute indépendance, de garder le secret des délibérations et des votes et de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation sur les questions relevant de la compétence de la Cour’’.
Acte est dressé de la prestation de serment.
Tout manquement à ce serment constitue un acte de forfaiture qui entraîne la révocation, sans préjudice de sanction pénale conformément à la législation en vigueur.
Article 11 : Les fonctions de membres de la Cour constitutionnelle sont incompatibles avec la qualité de membre de Gouvernement, l’exercice de tout mandat électif, de tout autre emploi public, civil ou militaire ou de toute autre activité professionnelle rémunérée ainsi que de toute fonction de représentation nationale. S’ils sont fonctionnaires, les membres de la Cour constitutionnelle sont promus, dès leur installation, au grade le plus élevé de leurs corps. Les membres de la Cour constitutionnelle, sous réserve de l’alinéa 2 de l’article 12 ci-dessous, ne peuvent être révoqués ou destitués que pour les seuls motifs de parjure ou de condamnation pour crime ou délit.
La décision de destitution est prise à la majorité de sept (7) membres.
Avant toute analyse combinée de ces textes, des précisions s’imposent quant au sens et à la qualification de certaines expressions.
– Révocation et destitution
Le second alinéa de l’article 11 selon lequel ‘’ la décision de destitution est prise à la majorité de sept (7) membres’’ exprime l’idée que les termes ‘’ révocation’’ et ‘’ destitution’’ employés dans les articles 5 et 11 de la loi organique sont synonymes dans l’esprit du législateur. On lit d’ailleurs dans l’article 11 la formule suivante ‘’ ne peuvent révoqués ou destitués’’.
Il est donc erroné de penser que le terme ‘’révocation’’ s’applique à la qualité de membre et le terme ‘’destitution’’ à la fonction de Président de la Cour. Une telle distinction ne repose sur aucune analyse juridique pertinente.
Forfaiture-Parjure
- Forfaiture : Crime commis par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions.
Cf. Grand dictionnaire Larousse illustré 2017 page 512
Lexique des termes juridiques 2017-2018 page 516
- Parjure: faux serment, violation de serment ; fait pour une personne dont la fonction est subordonnée à un serment, d’agir ou de s’abstenir d’agir en violation ou contrairement aux charges ou l’une quelconque des obligations de cette fonction, ou à se soustraire, dans n’importe quelle circonstance, à l’un quelconque des devoirs que lui imposent son serment et la loi.
Cf. Grand dictionnaire Larousse illustré 2017 page 842
Loi guinéenne de 2017 sur la corruption (article 12 à 15)
De ces définitions, il résulte qu’en présence d’un cas de forfaiture ou de parjure, il y a infraction pénale.
Par ailleurs, l’expression « condamnation pour crime ou délit » suppose préalablement la commission d’une infraction pénale qui peut ne pas être liée à la qualité de membre ou de Président de la Cour, c’est-à-dire qu’il peut s’agir d’une infraction commise dans la vie privée et dont la sanction par le juge pénal porte atteinte à la moralité du juge constitutionnel, l’une des conditions de l’article 100 de la constitution.
Ainsi donc, dans un cas comme dans l’autre, il faut une infraction pénale pour révoquer ou destituer le Président à la majorité qualifiée de sept conseillers.
C’est donc dire que les faits reprochés au Président Kèlèfa SALL dans la motion de défiance (sous réserve de leur preuve avec respect du droit à la défense du Président Kèlèfa SALL) qui peuvent être qualifiés de parjure ou forfaiture ou infraction pénale ordonnée comme le détournement de deniers publics, nécessitaient de la part des huit autres conseillers le déclenchement de la procédure de saisine de la Cour Suprême conformément à l’article 5 in fine de la loi organique sur la Cour constitutionnelle. Ce n’est que sur la base d’une condamnation par la Cour Suprême que la destitution du Président à la majorité qualifiée des sept conseillers pouvait intervenir.
En n’agissant pas de la sorte, le non-respect de la procédure, donc de la forme, constitue un obstacle à l’examen du fond, c’est-à-dire des faits reprochés au Président Kèlèfa SALL : le débat sur la matérialité et l’exactitude des griefs allégués ne peut avoir lieu.
4- Critique de l’arrêt n°001 du 12 septembre 2018
L’arrêt a été rendu dans le cadre de la mission de régulation du fonctionnement des activités des institutions constitutionnelles. A cet égard, il paraît difficile de faire grief d’une auto-saisine par les sept conseillers signataires de l’arrêt.
En revanche, sur bien des points, l’arrêt rendu constitue une curiosité juridique.
Le numéro RI-001 de l’arrêt laisse croire que depuis le mois de janvier 2018, la Cour n’a rendu aucun arrêt, ce qui est inexact.
Toute décision de justice repose sur une relation des faits dont le juge est saisi, la vérification de leur exactitude matérielle et leur qualification juridique, toutes opérations qui concourent à motiver la décision du juge.
En l’espèce, tel n’a pas été le cas. La seule motivation de l’arrêt réside dans la référence à la motion de défiance du 05 septembre 2018, motion qui égrène une liste de griefs sans aucune preuve. L’arrêt de destitution du président Kèlèfa SALL souffre d’un défaut de motivation. C’est le lieu de rappeler aux conseillers de la Cour, signataires de l’arrêt, qu’une décision judiciaire ne peut être motivée par la référence à un acte ou un document extérieur.
On lit par ailleurs dans l’arrêt « que la motion de défiance prise par huit (8) conseillers à l’encontre de Monsieur Kèlèfa SALL rend impossible l’exercice du mandat qui lui a été confié ». Ce n’est pas dire en quoi consiste l’empêchement du Président de la Cour qui a motivé sa destitution, que de tenir un tel propos dans une décision judiciaire à rendre ; or il a été montré que la motion de défiance n’est qu’une simple liste de griefs et que le retrait de la confiance des huit conseillers ne leur confère pas le droit de destituer le Président sans respecter la procédure légale.
Pire, la plainte du Balai Citoyen adressée au Procureur Général près la Cour Suprême contre les sept (7) conseillers signataires de l’arrêt (Rouguiatou BARRY étant absente) révèle la commission de l’infraction de faux et usage de faux en écriture publique ou authentique (articles 585 à 587 du code pénal) : le greffier en chef de la Cour cité dans l’arrêt comme ayant assisté à l’audience, était absent ; à preuve, il ne l’a pas signé comme l’exige les règles de procédure pour toute décision de justice, y compris celles de la Cour constitutionnelle. (Cf. https://www.africaguinee.com ).
Le greffier est l’officier public assermenté chargé d’assurer le secrétariat du juge : toute décision prise par un juge sans son assistance effective entache la décision d’irrégularité, elle est nulle. Il n’est pas besoin de la signature de tous les conseillers pour valider l’arrêt, les signatures du Président et du greffier audienciers sur la minute de l’arrêt suffisent parce qu’obligatoires.
5- Que penser de la mascarade judiciaire à la Cour constitutionnelle?
Les crises récurrentes qui minent la Cour constitutionnelle sont de nature à l’empêcher de remplir la mission à elle assignée par la constitution en tant qu’acteur principal de la construction d’un Etat de droit, condition nécessaire à une évolution démocratique harmonieuse de la société guinéenne.
Ce n’est pas contribuer à l’accomplissement de cette haute et noble mission que d’accepter de siéger à la Cour quand on ne remplit pas les conditions légales. Il y a là une question de moralité personnelle. Or une institution est et fonctionne à l’image des hommes et femmes qui la composent.
Ainsi on peut se poser la question suivante : pourquoi le 05 mars 2018 utiliser un procès-verbal de réunion de la Cour pour destituer le Président Kèlèfa SALL et le 12 septembre 2018 recourir à un arrêt de la Cour ?
La réponse est simple : les arrêts de la Cour étant insusceptibles de toute voie de recours, il fallait y recourir pour rendre la décision de destitution irréversible. Le fait accompli !
La situation est tout simplement regrettable : l’image ternie de la Cour constitutionnelle rejaillit négativement sur la crédibilité interne et externe de l’Etat guinéen. Il faut arrêter la mascarade judiciaire. La grandeur de notre pays en dépend.
C’est le lieu d’en appeler à la sagesse, à l’humilité des membres de la Cour afin qu’ils comprennent leur erreur de droit et reviennent sur leur décision. Cela les grandirait. Et si alors ils ont la preuve des faits reprochés à Monsieur Kèlèfa SALL, qu’ils engagent la procédure conformément à la loi car Monsieur Kèlèfa SALL n’est pas au-dessus de la loi, fut-il le Président de la Cour, gardienne de la constitution. A défaut, le Président de la République devrait user de ses pouvoirs de l’article 45 de la constitution pour parvenir à cette fin et permettre ainsi un bon fonctionnement de la Cour constitutionnelle, la juridiction de tous les espoirs.
Togba ZOGBELEMOU
Professeur à l’Université de Conakry-Sonfonia
Avocat au Barreau de Guinée