Censure

L’ultime voyage du conquérant (Par Mohamed Banks)

Alors que tu rejoins ta dernière demeure dans une intimité imposée par la pandémie du Coronavirus, je te devais ce papier. Tu avais, avec l’humilité que le monde te connaît, accepté de partager l’une des dernières fois, la scène avec ta fille Manamba et son époux Soul Bangs à Romainville, en banlieue parisienne. Ces retrouvailles dans une modeste salle pour toi qui a illuminé les plus grandes scènes mondiales étaient donc un au revoir, pas un adieu. Les artistes de ta dimension ne meurent jamais, ils s’éclipsent pour mieux observer ce que les Humains font de leur héritage. La couverture faite de ta disparition par les médias nationaux, africains, européens, américains et asiatiques rappelle bien l’empreinte indélébile que tu as laissée dans l’histoire récente du monde.

Partir pour conquérir la planète

Au commencement, tu étais un nom et une musique, ensuite vinrent pour moi, la découverte de ton riche répertoire et la fierté d’être Guinéen, comme toi. A cette époque, le lycéen que j’étais au Sénégal, s’enorgueillissait  de voir l’Afrique émerger triomphalement dans la catégorie des musiques du monde avec les Touré Kunda, Alpha Blondy, Xalam, Féla, Salif Keita, Manu Dibango, ta kora comme passerelle et précieuse contribution à cette fusion tradition-modernité devenait le phare d’une talentueuse Afrique qui s’affirme et qui s’affiche, d’un continent décomplexé à la conquête du monde après avoir dignement digéré des siècles d’esclavage et de colonisation. Une Afrique distributrice de rythmes endiablés, faisant opérer sa magie, distillant ses mélodies par-ci, par-là avec une dextérité hors de contrôle qui procure ivresse et insouciance. Désormais, c’est au berceau de l’humanité qu’il revenait de bercer la planète, musicalement. Une tâche décidément pas compliquée pour un continent généreux fournisseur de ressources naturelles. Avec Mory Kanté, les sons des discothèques et autres dancefloors de Paris, Londres, Tokyo venaient d’Albadariyah. La Guinée continuait à être cette fabrique d’airs incandescents qui enflamment les festivals, émissions télévisées et radios branchées de la Terre. Certes, la production estampillée Guinée était plutôt politique, revancharde et militante, ton choix fut donc de prendre le chemin de l’exil afin de t’offrir ce tremplin nécessaire pour séduire les mélomanes d’ailleurs et faire danser le monde, dans sa complexité et sa globalité, bien avant la mondialisation. Au rendez-vous de l’universel, la Guinée et l’Afrique trouvaient dans ton patrimoine musical, ton inépuisable inspiration et les rythmes endiablées de tes titres, un moyen intelligent de briser les frontières et de montrer leur génie créateur, prolongeant chaleureusement le travail effectué par les orchestres nationaux dans les années 60 & 70 du siècle écoulé.

Yéké Yéké, vaisseau amiral d’un répertoire éclectique  

Dans la fin des années 80 du 20ème siècle, Yéké Yéké devenait cet hymne que tu avais réussi à extraire d’un inépuisable patrimoine mandingue, qui jusqu’à présent et heureusement, est loin d’avoir été exploré dans son intégralité et sa diversité. Les millions de personnes qui ont dansé et qui continuent de bouger sur ce tube éternel n’avaient pas besoin de se prendre la tête dans des combats identitaires, ils avaient juste envie de savourer et d’oublier, le temps d’un hit magique, les bouleversements d’un monde en mutations marqué par la chute du mur de Berlin. Le moment était venu de siffler la fin du racisme et d’internationaliser cette soif de liberté et de démocratie. Un vent nouveau soufflait, Yéké Yéké allait être l’un des airs majeurs de cette époque. Tutoyer les cimes, truster les premières places des hit-parades mondiaux, vendre des millions d’albums, être repris dans des dizaines de langues étrangères, décrocher des disques d’or par dizaines, M. Top 50, tu avais réussi à en faire ton quotidien. Sans crier gare, sans être blasé et sans avoir le blues. Quand l’inaccessible devient une performance ordinaire, l’auteur ne peut pas être un vivant comme les autres. Bravo Mory Kanté, ta mission est terminée car accomplie. Grâce à ton apport, l’Afrique avait ainsi réussi à entrer dans les cœurs et conquérir d’autres territoires jadis verrouillés. Le soft power africain frappait de manière chirurgicale les âmes sensibles du sceau de la créativité, de la magie, de la joie de vivre et de l’émotion partagée, celle qui attire toute la planète aux valeurs humanistes. Finalement, écouter et danser du Yéké Yéké était pour ces millions d’Européens, d’Asiatiques, d’Américains un pèlerinage musical, un retour aux sources, une réponse joyeuse et heureuse à l’appel de l’infini trésor de la culture africaine.

Après le succès planétaire, la recherche d’une reconnaissance nationale

Quand on a fini de faire vibrer le monde après avoir pris le chemin de l’exil, il nous manque l’essentiel : transmettre à nos compatriotes la longue et riche expérience acquise tout au long de nos voyages. A Mory Kanté que j’ai applaudi (sur son invitation et sa prise en charge) en tête d’affiche du célèbre Festival de Jazz à Vienne en France au début des années 2000, la Guinée devait un concert, Le Concert. Jouer sur les scènes de monde entier n’a assurément pas la même saveur et les mêmes sensations que se produire devant des dizaines de milliers de compatriotes lors d’un événement aux allures de fête nationale aux normes internationales. Ces retrouvailles auraient été L’Hommage de son vivant qu’il mérite, la célébration de l’ambassadeur d’un pays dont la culture est l’un des rares véhicules de satisfaction et d’exaltation sur la scène internationale. Étreindre son blanc éternel au rouge jaune vert sacré était sans nul doute, son plus grand rêve, devenu par la force des choses et l’inaction des Hommes, son plus gros regret. En fondant Nongo Village, c’est l’ambition de la transmission qui l’animait. La soif d’abreuver ces milliers de jeunes talents Guinéens à la recherche du bon créneau. Donner ce qu’il a reçu. Transmettre ce qu’il a appris. Partager son demi-siècle de triomphes planétaires.

Quel héritage ?

Maintenant que Mory Kanté est parti, c’est l’immensité de son œuvre et le prestige de son aura qu’il nous lègue. Qu’aurons-nous fait ou qu’allons-nous faire pour mériter de partager la nationalité de ce don du ciel ?  Qu’avons-nous fait pour que, de son vivant, nous puissions l’honorer dignement ? Comment avait-il réussi à conquérir le monde avec comme seules armes : la richesse de sa culture et l’énergie de sa kora électrique, lui le griot cybernétique ? Profiter du vivant des icônes est une faveur, perpétuer leur patrimoine, un devoir. Mory Kanté est décédé à Conakry, à la Guinée de le rendre éternel. Dans une Guinée divisée comme jamais, tu étais l’une des rares personnalités qui résistaient aux sirènes assourdissantes de l’ethnocentrisme qui a contaminé les cœurs et les esprits. Tu étais tout simplement au-dessus de la mêlée, musicalement et humainement. Dans Guinéen Nou, tu appelais tes compatriotes de toutes les ethnies à se donner la main, toi qui sais mieux que quiconque, que seule l’union fait la force et que les querelles artificielles ne font que reporter sine die nos rêves de prospérité. Décidément, Mory Kanté, tu ne boxais pas dans la même catégorie que bon nombre d’entre nous. Il n’est pas impossible que tu sois parti déçu de l’état actuel de délabrement du tissu social de ton pays. Conquérir le monde et perdre son énergie dans des querelles de communautés, ce n’était pas toi Mory Kanté. Comme ton prénom le rappelle, tu étais plus qu’un enseignant, Mory Kanté, tu étais une école de savoir-vivre, une académie de savoir-faire et une institution de savoir-être. A tes côtés, l’humilité et la sagesse des grands hommes déployaient tout leur sens pour se personnifier. Les seules fois où la timidité perdait son combat contre le modèle que tu es, c’est lorsque l’ange (toujours tout de blanc vêtu) devenait artiste et prenait possession de sa kora électrisante. C’était de bonne guerre, car c’était le moment de nous faire voyager aux sons de tes chefs d’œuvre, allègrement, abondamment, à la folie. C’était nécessaire de nous faire bouger de bonheur, de nous aider à combattre la monotonie et à vaincre la tristesse, surtout en ces temps de Covid. Tu nous as laissé un grand vide, qu’il nous revient de combler.

Repose en paix, Mory Kanté ! La vie est un voyage, le sien est une réussite au regard de ton héritage. Te côtoyer a été une bénédiction. Désormais, tu vas rejoindre les anges qui nous ont fait l’honneur de te laisser 70 ans parmi les vivants.

Mohamed BANGOURA « BANKS »

Journaliste & Communicant

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