Censure

« Les Écumes de la rancœur » de Yamoussa Sidibé passé au crible par le journal Le Point

CHRONIQUE. Ce roman plonge le lecteur dans l’histoire méconnue des esclavagistes africains de la côte du golfe de Guinée à travers l’histoire de Nyarra Belly. Par Benaouda Lebdai (Professeur de littérature coloniale et postcoloniale à Le Mans Université, France).

La traite des esclaves, une tragédie qui a duré plusieurs siècles, est toujours présente dans les littératures anglophones, lusophones ou francophones, et cela, à travers des textes biographiques, autobiographiques, fictionnels ou historiques. Le trauma d’un tel commerce d’humains est tel que la tragédie de la déportation d’Africains vers les Amériques par les Anglais, les Français et les Portugais s’exprime explicitement ou implicitement. Ce commerce inhumain commencé par les esclavagistes blancs est dénoncé de manière frontale par des romanciers comme Ayi Kwei Armah ou Yambo Ouologuem dans les années 1970 et le passage du milieu fut dépeint avec force pour ne pas oublier l’horreur subie par des millions d’Africains. Dans ces textes, l’implication des rois et des chefs africains dans ce commerce funeste fut dénoncée aussi sans qu’elle soit le thème central.

Aujourd’hui, une nouvelle génération d’écrivains aborde cette question délicate de la traîtrise des Africains envers leurs frères et sœurs et du rôle que ces derniers ont joué dans le commerce des esclaves. Sans minimiser les actions criminelles des esclavagistes blancs, ces nouveaux textes abordent avec courage la responsabilité des Africains eux-mêmes quant à l’expansion du commerce des esclaves au XVIIIe et XIXe siècle. C’est le cas du roman de Yamoussa Sidibé Les Écumes de la rancœur, publié chez L’Harmattan-Guinée.

Un roman tiré de la vie d’une esclavagiste, Nyarra Belly

Ce texte m’a impressionné par sa qualité littéraire et par sa profondeur psychologique, car Yamoussa Sidibé possède un style classique mais si évocateur. Les images, les métaphores à bon escient, un vocabulaire riche et une construction littéraire d’une grande rigueur donnent à l’ensemble une structure dramatique prenante. Les répétitions n’y ont pas de place car chaque terme est à sa place, et le lecteur a une sensation d’avancer dans l’intrigue de manière subtile, de découvrir à travers chaque personnage une personnalité, une personne, un être humain avec ses forces et ses faiblesses. Yamoussa Sidibé possède un véritable talent de conteur, doublé d’une connaissance intime du sujet abordé aussi bien sur le plan historique que sur le plan culturel et sociologique. La traîtrise des chefs et des rois africains pendant la traite des esclaves est contée à travers l’histoire de Nyarra Belly avec justesse et une grande sensibilité, ce qui fait que le lecteur se laisse happer par son histoire tragique, par le récit de son enfance.

Comprendre la participation active des Africains eux-mêmes à la traite

Le texte n’incite à aucun jugement hâtif, à aucune désapprobation ni aucun rejet primaire dans la mesure où le romancier donne de la texture à ce personnage spécifique. Nyarra Belly incarne plus tard une reine diabolique de par sa participation active au commerce des esclaves, en coopération avec les Anglais. Le lieu géographique est la Guinée actuelle, mais dans le roman l’histoire se déroule dans les régions de Badera, d’Araponka principalement, dans les lieux Bangalan, Balandougou, Fouta et le domaine de Farinya. Dans ces régions côtières, le romancier développe la complexité du personnage féminin Nyarra Belly, en prise dans une société africaine du XIXe siècle gangrénée par la traite des esclaves. Le cheminement et les aléas de sa vie sont dépeints, formant un récit qui se présente sous une forme chronologique, ce qui est une stratégie d’écriture judicieuse.

Le lecteur entre ainsi dans la construction de son caractère en intégrant ses motivations et ses expériences malheureuses. Les déclics et les raisons qui l’ont menée vers l’ignominie du commerce des esclaves qu’elle intègre sans état d’âme. Elle vend ses compatriotes africains aux Britanniques. Les esclaves sont capturés à l’intérieur des terres par l’armée de Nyarra Belly, nouvelle reine d’Araponka. Elle utilise les « Souté », qui sont de jeunes Africains mercenaires qui capturent d’autres Africains d’autres régions. Le récit montre que, grâce aux cadeaux de toutes sortes aux rois et aux chefs africains corrompus, les Blancs esclavagistes ont réussi le tour de force de rester sur les côtes en attendant que la marchandise humaine leur parvienne. La reine Nyarra Belly est devenue ainsi une négociante redoutable. Elle a pris sa revanche sur une enfance malheureuse et une adolescence difficile quand, orpheline, elle fut assimilée à une sorcière, elle fut violée par l’exorciste du village, elle fut rejetée par toute sa tribu de Badera, et elle fut trahie par celui qu’elle aimait, Gambè, dont elle était enceinte. Des rancœurs se sont incrustées dans son cœur et le temps de sa vengeance sur les siens est arrivé.

Portrait d’une reine complexe

Yamoussa Sidibé ne justifie ni n’excuse le fait qu’elle devint une esclavagiste, mais, par son histoire, il nous donne à lire une histoire de l’esclavage, racontée dans le contexte de l’époque, qui est complexe, et qu’au-delà de l’organisation idéologique, politique et commerciale de la traite des esclavages par les Blancs il y a des histoires et des trajectoires personnelles. Les circonstances de sa vie l’ont menée vers ce commerce détruisant la vie d’êtres humains dont la vie devenait un cauchemar dès leur kidnapping. Selon moi, la force de ce roman relève aussi du fait que Yamoussa Sidibé donne à lire un texte féministe, et cela, à travers la force de caractère de Nyarra Belly, une femme africaine qui est devenue reine de tout un peuple au XIXe siècle, qui s’est retrouvée à la tête d’un commerce maléfique tenu jusque-là par des hommes parmi lesquels elle s’est imposée par la force de sa volonté de se venger des hommes. Malheureusement, c’est contre ses propres frères et sœurs que cette reine s’est imposée. Lors de sa fin tragique, elle écoutait ce poème qui disait : « L’oiseau de mer pleure car on a enchaîné des voix, on a étouffé des regards, les grandes pirogues s’éloignent de la côte, emportant dans leur cale les ébats interrompus des amants et des maîtresses. On a asphyxié la promesse des enfants, asséché les entrailles des épouses, les vies déchirées tanguent sur les vagues, l’espoir a pris des ailes de plomb, et notre fierté en lambeaux. » Nyarra Belly s’en est allée au bord de l’océan avec à ses côtés l’artiste fou Almami Kaala, sa mauvaise conscience.

Source : Le Point Afrique

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