Censure

Répression des crimes de guerre, talon d’Achille du droit international humanitaire

Par Youssouf Sylla. En droit, cette répression peut se faire au plan national et au plan international. Au plan national, les conventions de Genève de 1949 et leurs deux protocoles additionnels de 1977, applicables en période de conflit armé international (guerre entre deux ou plusieurs États) et non international (conflit interne ou guerre civile, les troubles et tensions internes n’étant pas considérés comme des conflits armés internes au sens des conventions), engagent un État partie à les respecter et à les faire respecter en toutes circonstances.

Ainsi, un État partie a l’obligation d’intégrer dans sa législation nationale ses engagements internationaux au titre de ces conventions. En matière de sanction de leur violation, autrement, en cas de commission de crimes de guerre et de crime contre l’humanité, cet État doit disposer d’une base légale suffisante pour enquêter, poursuivre, juger et condamner, s’il y a lieu, toute personne (militaire ou civile), quel que soit son rang, dont la culpabilité a été établie par un tribunal impartial régulièrement constitué.

Les conventions interdisent en effet les procès extrajudiciaires ou les exécutions sommaires. En Guinée, le livre cinquième du code pénal de 2016, relatif aux « crimes de guerre, crimes d’agression et du mercenariat » est une transposition réussie de ses obligations internationales au titre des quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs deux Protocoles additionnels. Mais force est de constater qu’il est difficile de voir dans l’histoire, un État engagé dans une guerre contre un autre, initier des poursuites judiciaires contre ses propres gouvernants ou les membres de ses forces armées. En 2011, dans le cadre de la Résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, les forces franco-britanniques avaient obtenu le mandat de prendre « toutes mesures nécessaires (…) pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen (…) ».

En aucun cas, ce paragraphe ne pouvait servir de base au renversement de Mouammar Kadhafi. Or, c’est à cela que le monde a assisté. Cette volonté était déjà manifeste dans la Tribune commune, intitulée « Kadhafi doit partir », publiée le 14 avril 2011 par Sarkozy, Obama et Cameron. La question est de savoir si ces présidents n’avaient pas violé la Résolution 1973, et si pour cette raison, ils ne devaient pas être interrogés par la justice de leurs pays respectifs ? Les constats relatifs à la quasi-absence de poursuites par un État belligérant de ses nationaux dans le cadre d’allégations de crimes de guerre dans un conflit armé international, valent aussi lorsqu’on est en période de conflit armé non international. Ici également, les forces qui remportent le conflit sont généralement à l’abri des poursuites.  Ce sont les éléments des forces vaincues qui sont le plus exposés aux poursuites

Toujours au plan national, les États au titre des quatre conventions de Genève de 1949 disposent de ce qu’on appelle une « compétence universelle ».  Celle-ci tente de repousser aussi loin que possible les frontières de l’impunité, en permettant à tout État partie de poursuivre un étranger accusé de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité commis à l’étranger contre un étranger. Par une loi de juin 1993, la Belgique a introduit cette compétence dans son droit interne et est ainsi devenue le lieu où toutes les victimes supposées ou non de crimes internationaux portaient plainte. Des plaintes furent portées par exemple contre les présumés auteurs du génocide au Rwanda, Saddam Hussein, Ariel Sharon, Bush père et Colin Powell. En 2001, la justice belge a jugé quelques auteurs du génocide rwandais de 1994. Mais très vite, elle est devenue victime de son propre succès, lorsqu’elle a engagé des poursuites contre le Premier ministre israélien Ariel Sharon, accusé d’implication en 1982 dans les massacres de Sabra et Chatila, au Liban. La vivacité de la réaction des autorités israéliennes finira par tempérer l’enthousiasme de la justice belge. A cela s’ajoute une décision de 2002, de la Cour internationale de la justice qui a dénié toute légalité à un mandat d’arrêt délivré par la justice belge contre Abdoulaye Yerodia, ancien ministre congolais, bénéficiant à ce titre d’une immunité contre toute poursuite.  La loi de 1993 était devenue trop embarrassante pour la Belgique. Le 5 mai 2003, elle précédera à son l’abrogation. Ainsi, la mésaventure de la clause de « compétence universelle » en matière de crimes internationaux a fait douter plus d’un de son efficacité dans le monde.

Quid des tribunaux pénaux internationaux

Outre la répression nationale des crimes de guerre, il existe aussi au plan international, un système répressif incarné par les tribunaux pénaux internationaux ad hoc, et depuis le Traité de Rome signé en juillet 1998, par un Tribunal pénal international permanent, la Cour pénale internationale. Parmi les tribunaux pénaux internationaux ad hoc, on peut citer les juridictions suivantes : le tribunal militaire international de Nuremberg institué en 1945 pour juger les « grands criminels de guerre des pays européens de l’axe », le tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient dit Tribunal de Tokyo, institué en 1946 pour juger les grands criminels de guerre japonais, et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, créé par le Conseil de Sécurité des Nations Unies pour punir  les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991.

S’il existe une unanimité sur l’idée d’une justice internationale pour réprimer les crimes de guerre, il convient cependant de bien se rendre à l’évidence que le mode de fonctionnement des juridictions pénales internationales fait plus penser à la justice du vainqueur contre le vaincu, qu’à une justice qui poursuit et réprime sans distinction les auteurs de tous les crimes de guerre. Dans ses actes constitutifs, le tribunal militaire international de Nuremberg et celui de Tokyo étaient tous les deux dirigés contre les vaincus sans que personne ne se pose la moindre question pour savoir, si les autres belligérants avaient pu, à leur tour, commettre des crimes pendant la guerre.

On a vu aussi que dans le conflit interne ivoirien, seul les perdants (Laurent. Gbagbo et Blé Goudé) ont été déférés devant la Cour pénale internationale pour y être jugés. Les vainqueurs, eux, n’ont jamais été inquiétés, même après l’acquittement des accusés par ladite cour en mars 2021, soit dix ans après l’ouverture de leur procès. La Cour pénale internationale, malgré l’étendue de son champ de compétence matérielle, est orpheline de la non-ratification du Traité de Rome qui la met en place, par la Russie, l’Ukraine, les États unis pour ne citer que ceux-là. Dans certains cas, la seule initiative de cette Cour de mener des enquêtes contre un État puissant se transforme en hostilité ouverte à son égard. L’administration Trump avait par exemple émis des sanctions unilatérales contre Fatou Bensouda, ex. procureure de la Cour, qui envisageait d’ouvrir une enquête sur les allégations de crimes internationaux impliquant certains ressortissants américains en Afghanistan. La question se pose aujourd’hui de savoir, si partant de ce précédent, la Cour pénale internationale pourrait avoir les mains libres pour mener, en Ukraine, des enquêtes concernant l’intervention armée russe ? En effet, force est de constater que la Cour pénale internationale, chargée de réprimer les crimes de guerre et autres crimes internationaux, est affectée dans son fonctionnement par les rapports de force qui se nouent entre les États puissants dans le monde. Comme les tribunaux précédents, elle n’échappe pas elle aussi au syndrome des vainqueurs et des États puissants. Et tant que le sentiment d’une justice égale pour tous n’est pas ancré dans les esprits, il sera difficile d’avoir entre cette cour et ses  justiciables, une véritable relation de confiance.

Au final, malgré son interdiction par le droit international, la guerre existe depuis que les humains ont des intérêts contradictoires. Malgré la stricte réglementation de la guerre par le droit international humanitaire, les populations civiles continuent à payer le plus lourd tribut des conflits armés. Malgré l’existence des tribunaux nationaux et internationaux de répression des crimes de guerre, les poursuites sont en général dirigées contre les perdants d’un conflit armé, qu’il soit  interne ou international. Dans la balance, les méfaits de la guerre sont plus importants que ses gains. Les États gagneraient plus à négocier, à s’accorder mutuellement des avantages, à se respecter réciproquement et à travailler ensemble dans les projets qui renforcent leur interdépendance qu’à se faire la guerre. On est encore loin de ce monde idéal, les Etats étant par nature guidés par leurs propres intérêts.

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