Censure

Le discours d’un Guinéen à Sciences Po Grenoble

Amadou Bah est un Guinéen d’origine. Il a été invité le 16 mars dernier, par Sabine Saurugger, directrice de Sciences Po Grenoble, à faire un témoignage dans lequel il a évoqué ‘‘le sens du travail’’, ainsi que la ‘‘lumière’’ vers son chemin à Sciences Po, et surtout une formation ‘‘Afrique France’’ et non pas ‘‘France-Afrique’’. Ci-dessous son discours.

Bonjour Mesdames et Messieurs et chers camarades. Mes salutations vont également à l’endroit des professeurs qui m’ont encadré et à l’ensemble du personnel de l’IEP.

Madame Sabine SAURUGGER, c’est un grand honneur et un immense plaisir pour moi de tenir ce discours devant ces futurs cadres de la France et de l’Europe. Je suis un des produits de cette prestigieuse institution comme la plupart d’entre vous ici présent.

Je m’appelle Amadou BAH, né le 09/01/1994. Je suis militant, activiste et défenseur des droits humains.

Je ne pourrais débuter mon discours sans citer un grand auteur africain Amadou Hampathé BAH qui disait que : « Merci est un bien modeste, petit mot, mais il ne sort de la bouche que sous l’effet d’un acte qui inspire la gratitude ».

Alors par ces mots, je voudrais vous dire merci de m’avoir convié à témoigner de mon parcours de vie, à l’occasion de cette remise de diplôme.

J’associe à cette intervention mes frères de voyage et d’étude jusqu’ à Grenoble Boubacar BALDE, Mamadou Algassimou BAH et Bademba BARRY. Nous pourrions être sur une affiche, mais une affiche de couleur verte, celle de l’espoir.

Je voudrais évoquer cette intervention en quatre points :

  1. Les origines : un chemin d’abîmes et d’incertitudes.
  2. La consolidation et le nouvel envol : mes choix d’orientation et d’étude à l’IEPG.
  3. L’accomplissement par le travail.
  4. Être patriote et citoyen du monde.

Le Premier point

1 – LES ORIGINES ET LE CHEMIN DES ABÎMES ET DES INCERTITUDES : 

J’ai appris ici à Grenoble la science politique. Avant cela, ma petite histoire est comme une flamme qui a réduit en braise, avant de se ranimer : j’ai connu le départ, l’arrachement à la famille africaine, à l’enfance, à la jeunesse, puis le long voyage vers le nord jusqu’en France.

On s’en tiendra à cette évocation géographique de deux continents : car il vaut mieux regarder devant soi. Du passé ne retenons que l’apprentissage. Les abîmes sont loin, les incertitudes resteront toujours nos compagnes de voyage.

Connaissez-vous l’histoire de Pythagore de SAMOS : -590 à -530 avant notre ère sur les recommandations de son maître Polycrate, il alla étudier en Egypte durant 22 ans. Il fut élève auprès des prêtres à Memphis, Thèbes et à Héliopolis. Il dut accepter de se faire circoncire pour accéder aux lieux les plus sacrés de certains temples égyptiens. Cette histoire humaine montre que la connaissance se partage et se nourrit de la culture des autres.

Puis il fera son chemin d’émigré, lui, ce sera vers l’Italie. De son enseignement, naîtra le Pythagorisme : un mélange théologico-politique où tout est nombre et croyance. Je dirai, sous la forme d’une pirouette (que je tiens de mon parrain républicain MARC BESSIERE) : Pour les émigrés que nous avons été, pour les migrants que nous sommes devenus, pour les immigrés comme on nous qualifie pour encore longtemps :  nous sommes le nombre et encore plein de croyances !

Le deuxième point 

2 – MES CHOIX D’ORIENTATION À SCIENCES PO GRENOBLE :

Je viens d’un pays et d’une région très ouverts à l’international. C’est pourquoi, faire un master tourné à l’international est un point de départ non négligeable pour ma carrière.

L’Afrique de l’Ouest, est vaste, l’Europe de l’Ouest, c’est pareil, mais j’avais une idée bien arrêtée : poursuivre mes études dans les sciences humaines tournées vers l’international et l’Europe.

Après ma licence de sociologie à l’Université Kofi Annan de Guinée en 2016, je me suis inscrit en août 2018 à l’IEP, en commençant par un certificat d’études politiques, jusqu’à l’obtention de mon master II en Études Internationales et Européennes, parcours Politiques et Pratiques des Organisations Internationales (PPOI), en 2021. Un parcours ponctué par la pandémie en 2020. Car j’avais commencé mon Master 1 en Gouvernance Régionale, Afrique et Migrations Internationales, qui était dirigé par Madame Celia HIMELFARB et Monsieur Arnaud BUCHS.

Dans les médias occidentaux, on met le focus sur les pays du Moyen-Orient, sur l’Europe centrale, pour illustrer les États qui vivent une période de troubles et de grande souffrance, sous l’influence de despotes peu éclairés.

Cependant, l’Afrique vit aussi certaines souffrances : La prolifération des groupes terroristes et d’autres organisations criminelles sévissent sur les territoires du Tchad, du Niger, du Mali, du Burkina Faso et de la Somalie, le chaos Lybien est un triste produit d’importation vers l’Afrique de l’Ouest.

La présence russe, chinoise ne vaut guère mieux que les anciens pays colonisateurs.

Je voulais comprendre en profondeur ces incidences mondiales et réfléchir aux conséquences géopolitiques à venir dans un monde de plus en plus complexe et toujours aussi cruel.

Les deux masters, GR et PPOI, axent leurs enseignements sur la compréhension du monde et de l’Afrique. Je suis particulièrement intéressé par le droit international, l’action humanitaire, l’environnement, les négociations internationales, la gestion de projets, l’économie du développement, et les politiques publiques.

Le troisième point  

3 – MON PROJET PROFESSIONNEL : même si certaines organisations sont contestées et prennent un peu l’eau. Il existe l’Union Africaine, l’Union européenne, l’ONU, la Banque Africaine de Développement, des fonctions de missions permanentes à Genève, à Bruxelles, à Washington et des ambassades. Certains postes m’attirent : conseiller chargé de coopération, secrétaire général des affaires étrangères dans les cabinets des ministères. Il y a encore du chemin, mais j’ai appris à marcher longtemps.

Le travail de l’Agence française de développement en Afrique est un bon exemple d’organisation à intégrer pour œuvrer sur ce terrain. Car elle agit en coopérant, et non en conquérant.

Le bagage que l’IEPG m’a donné m’a permis de commencer à travailler à France terre d’asile. C’est ma première étape professionnelle : J’exerce actuellement dans cette association, en lien avec l’Office français de l’immigration et de l’intégration et d’autres partenaires institutionnels du Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile de Saint Denis dans le « 93 » et saint Denis ce n’est pas saint Tropez !! Où les riches vivent heureux.

Finalement, cette formation était en plein dans la cible de mon projet professionnel. Un projet que j’ai donc commencé à ma façon comme chargé d’accompagnement.

Mon quotidien, c’est : la réactualisation du projet d’établissement, la rédaction des rapports d’activité, et surtout, c’est ma grande joie : j’interviens au plus près des demandeurs d’asile et des bénéficiaires de la protection internationale, à la rédaction des projets personnalisés. C’est l’autre bonne école pour connaître les publics en difficulté et jouer avec les politiques publiques d’insertion et d’intégration. (La première école, c’était mon parcours de vie).

Ma posture c’est : tenir toujours compte de la loi, des politiques publiques, des valeurs associatives et de l’intérêt des personnes accueillies. La vraie richesse, c’est la singularité de l’autre, la bienveillance et le respect du collectif. Il faut permettre à ceux qui migrent de se former, de trouver les codes de la France.

Mais j’ai déjà en tête la deuxième étape : en allant avant l’été prochain aux États-Unis : tout bon Français, encore plus s’il est franco-guinéen, se doit de bien parler la langue de Lincoln ou d’Obama, pour travailler dans le monde. On évitera cependant le langage de Trump quand même !

Mes professeurs ici présents savent que j’ai rencontré des difficultés en anglais et je dois y remédier (en fait, j’étais assez nul, mais ils ne l’ont pas dit comme cela.).

J’espère et je prévois d’évoluer dans une organisation internationale et ensuite partir faire de la politique en Afrique et pourquoi pas en France ? J’en suis loin : il faut bien maîtriser les dynamiques, les réseaux et autres processus qui permettent de vivre de la politique. Mais je suis confiant dans un partenariat à reconstruire gagnant-gagnant entre l’Afrique et le reste du monde.

Mon parcours s’inscrit dans une trajectoire humaniste au sens universel. Pour chaque étape : avant d’y aller, je suis incapable de la franchir, mais je me dis le contraire et pour l’instant ça passe ! Il faut avoir confiance et faire confiance.

Le dernier point :  

À ce moment de mon témoignage, il faut devenir sérieux, un peu « philosophe du café », comme on dit en France.

Des hommes et des femmes formées ici en France sont des élites pour beaucoup. Mais on peut tous faire partie de cette élite. Elle peut avoir tellement de forme différente !

Avec notre formation et dans cet établissement, il faut être à la hauteur : respecter le bien commun, se lancer et agir selon le droit et travailler. C’était mon souhait. Nous sommes tous banals et singuliers dans ce parcours que nous propose l’IEP.

Banal : de profiter de la transmission des connaissances. Singulier : qu’allons-nous en faire, personnellement ?

Il faut se battre contre le repli identitaire, démontrer avec rigueur le caractère universel et socio-anthropologique des migrations, d’une soif de progrès et de connaissance, ou alors il ne fallait pas « croquer la pomme » !!!.

Je voudrais partager deux grandes interrogations.  

Simon et Olivier disent que les migrations sont une composante de la mondialisation à cause de leur ancienneté, leur inéluctabilité et leur plasticité.

Serait-il concevable de supprimer la migration des hommes et des connaissances d’un pays à un autre ? D’un continent à un autre ? Peut-on arrêter l’immigration par un mur ? Il n’y a pas d’apartheid qui dure, ni de solution finale pour l’humanité.

Serait-il concevable d’interdire aux étudiants porteurs et vecteurs de ces connaissances de se déplacer librement d’un pays à un autre ? D’un continent à un autre ?

Ma place en tant qu’étudiant ici à Grenoble a été pour moi une place de choix, dans la mesure où j’ai pu être intégré et bénéficier de vos enseignements. Merci infiniment pour cela et pour l’humanisme.

Vous m’avez apporté le sens du travail et la lumière qui m’a permis de savoir où j’allais, pour poursuivre avec efficacité mon parcours dans le monde.

Aujourd’hui, je suis également français et vous m’avez apporté des outils pour m’impliquer dans cet espace géopolitique et socioculturel étonnant de la France, après l’Afrique. Ma modeste contribution professionnelle a été possible grâce à votre formation.

Cette formation me sera encore utile à l’avenir, car elle me permettra de participer en politique au sein d’un espace nouveau que j’oserai appeler « AFRIQUE-FRANCE » (et plus France-Afrique, Russie Afrique, Turquie Afrique, Chine Afrique et que sais-je ») digne et gagnant pour chacun.

Le continent africain est toujours convoqué par un seul pays, on ne voit nulle part ailleurs dans le monde ou un seul pays convoque tout un continent.

Même si les relations internationales sont faites de puissance, d’anarchie et de guerre, l’Afrique doit enfin comprendre qu’elle est seule et qu’elle est forte, malgré tout.

Que son destin lui appartiendra si elle décide de coopérer au lieu de combiner, de construire sa propre stratégie au lieu d’attendre que d’autres stratégies l’accompagnent.  Comme pour les systèmes informatiques, ce qui nous attend, c’est une mise à jour des logiciels politiques.

Les questions suivantes s’imposent : « Comment changer l’impact des médias sur la crise migratoire ? Cette crise a des effets et causes profondes, qui sont simplifiés par le discours médiatique et ces simplifications à leurs tours impactent les politiques migratoires des pays en biaisant leurs axes de travail.

Quels sont les facteurs sociaux, culturels et économiques qui déterminent l’immigration ? Comment les gens s’informent-ils sur les enjeux de l’immigration ? Quelle est l’instrumentalisation des médias par les pays ? Comment les classes moyennes dans tous les pays démocratiques, affectées par une économie numérique et financière qui les brisent, sont-elles manipulées et conduites aux replis ?

Aujourd’hui il y a toute une série de tentations populistes dans certains pays européens

Quand on voit en Italie qu’on empêche les bateaux d’arriver, c’est parce qu’il y a un droit international de la mer qui les oblige à sauver les bateaux en Méditerranée. Au Royaume-Uni : quand on voit des restrictions et des tentations d’externaliser la demande d’asile au Rwanda, c’est parce qu’il y a un cadre européen qui empêche cela heureusement. En France, il y a certains partis politiques qui demandent à est ce qu’on limite le regroupement familial, alors que la famille fait société avant toute autre instance.

Ils ne peuvent rien faire parce qu’il y a un cadre européen en l’occurrence la convention européenne des droits de l’homme qui empêche de limiter le droit des personnes. La convention européenne des droits de l’homme est un rempart qu’il faut défendre.

Voilà : quelques idées et des constats, mais pas encore des solutions. 

À la fin de ce témoignage, je dois exprimer ma profonde gratitude à Sciences Po Grenoble et plus singulièrement à la fameuse bande d’intellectuels qui m’a supporté : Madame NICOLE VANDER LOUW, Madame ANNA JEANNSON, Madame Marie JULIE BERNAD, Madame SANDRINE VERNET, Madame Chantal FEDEL, Madame SABINE SAURUGGER, M. Simon PERSICO, M. DORIAN GUINARD, M. Frank PETITEVILLE, M. IMAD KHILO, M. Arnaud BUCHS, M. Jean MARCOU, et toutes celles et ceux que je n’ai pas cités.

Quand ils m’ont « accueilli » en 2018, aucun effort ne leur a été épargné pendant trois ans, surtout la compréhension. Merci également au réseau université sans frontière RUSH et à l’espace colibri étudiant et plus généralement à toute l’UGA.

L’encadrement, les outils didactiques et pédagogiques, tout a été mis à notre disposition pour pouvoir avancer et s’épanouir, malgré le choc des cultures et des pratiques.

Je pense à cet instant précis à mes parents, à mes amis et singulièrement à Ousmane Kouyaté et toutes les personnes de près ou de loin qui ont contribué à ma réussite. Je remercie aussi toutes les familles qui m’ont hébergé à Grenoble.

Je ne suis pas un exemple ni un modèle, je suis peut-être simplement un déclic qui combat les incertitudes. Il y a toujours sur terre et en France, ici et ailleurs des bonnes personnes : on reçoit et on leur donne en retour, c’est la règle. Il faut simplement les trouver.

Merci de m’avoir écouté du courage et bonne continuation.

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