L’attaque mortelle des journalistes de Charlie Hebdo le 7 janvier passé dans la capitale française divise l’opinion mondiale en deux camps. Il y a ceux qui défendent bec et ongle la totale liberté d’expression même lorsqu’elle heurte les sentiments religieux les plus profonds, des musulmans en particulier ; et ceux qui estiment que face à ces sentiments, il y a des limites à ne pas franchir. Malgré ces fortes dissensions, l’onde de choc provoqué par l’attaque du journal satirique a largement dépassé les frontières françaises.
On peut se demander pourquoi la liberté de choquer les musulmans à travers la publication des caricatures de leur prophète est acceptable en France et pas partout dans le monde. Cela tient à deux raisons fondamentales. La première, est d’ordre légal, le délit de blasphème n’existe pas en France, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays occidentaux comme la Hollande ou l’Allemagne. La Seconde raison est quant à elle d’ordre historique. En France, le déclin de la monarchie au prix de la révolution correspondait à la fin d’une époque au cours de laquelle l’Église avait présenté le pouvoir absolu, exercé non sans abus par le monarque, comme d’émanation divine. L’avènement de la République en France annonce le retour du pouvoir au peuple et nul ne devrait désormais l’exercer sans le mandat du peuple qui incarne seul la souveraineté. Pour avoir gardé un souvenir pas forcement reluisant de la coalition entre l’Église et le monarque dans la gestion des affaires publiques, les français par la loi de 1905 ont posé le principe de la séparation entre l’Église et l’État. Ainsi, la méfiance vis-à-vis de la religion dans cette République laïque vient de cette réalité historique qui explique en toute vraisemblance la tolérance des propos mêmes les plus extrêmes tenus à l’égard de la religion.
Les journalistes de Charlie Hebdo ont usé et abusé de cette liberté pour se moquer à travers quelques dessins, du prophète des musulmans sans tenir compte du fait que ces images pouvaient violemment heurter le sentiment religieux des musulmans et engendrer des menaces importantes pour leur propre vie et celle des autres. Ces journalistes ont eu une vision microscopique d’un sujet de portée mondiale touchant les convictions religieuses les plus profondes de plus d’un milliard de musulmans dans le monde. Les dessins, à part le fait qu’ils tournaient en dérision le prophète des musulmans, n’apportaient rien au débat intellectuel et objectif sans préjugés, nécessaire sur l’Islam à un moment ou des groupes radicaux sanguinaires se réclamant de cette religion commettent des crimes abominables et injustifiables en son nom un peu partout dans le monde, y compris contre d’autres musulmans. Aussi, les nouveaux dessins publiés après l’attaque du journal ne se situaient pas dans le registre de la liberté d’expression mais plutôt dans la continuation d’une logique de confrontation inutile et contreproductive avec d’immenses effets collatéraux dans le monde. Dans un monde peuplé que de français partageant intimement le même bagage historique et culturel, les caricatures avilissantes du prophète des musulmans n’auraient pas eu de conséquences majeures.
Par ailleurs, la différence dans la perception de ce qui est ou non admissible en matière de liberté d’expression face au fait religieux tient à la trajectoire historique de chaque société mais aussi à sa culture. En se plaçant dans un autre contexte, par exemple, celui des Etats Unis d’Amérique (USA), on s’aperçoit que le rapport que la société américaine entretient avec la religion est complètement différent de ce qui se passe en France. Pourtant nul ne peut soupçonner les USA d’avoir des standards de moindre qualité en matière de défense de la liberté d’expression. En vertu du premier amendement, cette liberté d’expression y bénéficie d’une protection supra constitutionnelle qu’on ne trouve nulle part dans le monde. Ce texte interdit le législateur américain de faire une loi qui aura pour but de restreindre la liberté d’expression. Pour preuve certains courants religieux considérés comme des sectes dangereuses en France et interdites à ce titre sont tout à fait libres aux USA. De plus, les medias américains ont la réputation d’être en général plus offensifs que ceux de la France. Sur la question de la vie privée du personnel politique par exemple, le consensus des journalistes français d’en parler moins ou pas du tout n’existe pas aux USA. De ce qui précède, comment comprendre alors le choix éditorial des medias américains de ne pas publier les dessins controversés de Charlie Hebdo. Les réponses à ces questionnements sont à rechercher dans la place qu’occupe la religion dans la société américaine.
Comme en France, il existe officiellement aux USA une séparation entre la religion et l’État et ce principe découle du 14eme amendement. Toutefois, au regard des circonstances de la constitution de ce qui sont devenus les USA, la religion joue un rôle centrale dans la vie politique. En effet, les premiers colons protestants qui se sont installés dans ce vaste territoire cherchaient à fuir l’intolérance religieuse dont ils étaient victimes en Europe. L’Amérique représentait à leurs yeux une terre de liberté ou ils pouvaient vivre leur foi sans être iniquités. Le facteur religieux a donc joue un rôle fondateur aux USA et cela se remarque aujourd’hui dans la vie politique américaine. On peut ainsi y relever certaines pratiques surréalistes du point de vue français. Aux USA, avant d’ouvrir une session du congrès, une prière est prononcée. Sur la monnaie américaine est inscrite la formule suivante qui réfère à Dieu : « In God we trust ». Le fait pour un candidat à l’élection présidentielle de montrer publiquement son attachement à une Église est positivement perçu. Sans être exhaustif on peut encore indiquer que le discours d’un président se termine par l’appel suivant : que Dieu sauve les USA.
Ainsi, il convient de se demander si la liberté d’expression, malgré son socle commun définit par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, peut avoir des déclinaisons différentes selon les sociétés en ce qui concerne, entre autres, son rapport avec le fait religieux. Autrement, le niveau de tolérance des toutes les sociétés est t-il le même en ce qui a trait à la liberté de se moquer du fait religieux. Quelle que soit l’idée qu’on se fait de la liberté d’expression, les réactions enregistrées suite à l’attaque de Charlie hebdo montrent à quel point les perceptions sont différentes en ce qui concerne la relation entre la liberté de la presse et le fait religieux. Il apparait de plus en plus clair dans ce contexte que la convergence technologique n’a nullement conduit à la convergence idéologique ou identitaire entre d’une part les composantes d’une même société à fortiori entre différentes sociétés. La diversité culturelle est une donnée majeure que les nouvelles technologies comme internet et le développement des moyens de communication dévoilent souvent brutalement à la face du monde.
A ce titre, la France, connue par ailleurs pour ses positions très avancées en matière de défense de la diversité culturelle dans le monde, notamment dans le cadre de la francophonie et du commerce international, est curieusement un pays qui vit mal sa propre diversité culturelle. Sauf exceptions rarissimes, c’est un fait incontesté que les personnes issues des minorités visibles dans ce pays n’y trouvent pas leur compte ni sur le plan de l’éducation ni sur le plan de la réussite professionnelle à cause des différentes formes de ségrégations, et d’une politique d’intégration inadaptée, fondée sur l’assimilation du français d’origine étrangère ou qui a vocation à le devenir. Cependant, nul besoin de démontrer que c’est une utopie de vouloir assimiler les personnes qui, indépendamment d’elles, ont d’autres référents culturels et historiques. Sans perspectives d’avenir, ces personnes en rupture avec la société française finissent par ne plus croire dans les institutions de la République. Certaines parmi elles n’hésitent pas de prêter allégeance à des organisations djihadistes et autres, auprès desquelles, elles ont le sentiment de retrouver soit l’honneur perdu soit un sens à la vie. L’un des défis majeurs de la République en France est de trouver, en tenant compte des limites de l’assimilation, et des dangers du multiculturalisme poussé à l’extrême comme aux USA, une politique d’intégration de ses citoyens d’origines étrangères. Il existe dans cette quête une voie qui synchronise l’acceptation de l’autre dans sa différence et le respect des valeurs fondamentales de la société d’accueil. Il s’agit de l’accommodement raisonnable qui est une des grandes réussites du Canada dans la gestion de sa société multiculturelle.
Youssouf Sylla, juriste, Conakry