C’était l’été de 2012, et Jared Kushner se dirigeait vers New-York.
Son entreprise familiale de gestion immobilière, la Kushner Companies, allait dépenser plus de 190 millions de dollars, au cours des mois suivants, pour l’acquisition d’immeubles d’appartements situés dans la partie sud de Manhattan, notamment East Village, West Village et SoHo.
Pour une grande partie de l’acompte d’un montant de 50 millions de dollars, M. Kushner a fait appel à un partenaire étranger dont l’identité n’a pas été divulguée. Les archives publiques et les sociétés écran ont servi à protéger l’identité de l’investisseur. Cependant, il s’avère que l’argent provenait d’un membre de la famille israélienne Steinmetz, qui a fait fortune comme l’un des leaders mondiaux dans le commerce de diamants.
Un porte-parole de Kushner Companies, et plusieurs représentants de Steinmetz disent que Raz Steinmetz, âge de 53 ans, était derrière l’opération. Son oncle, et l’homme le plus connu au sein de la famille, est le milliardaire Beny Steinmetz, qui fait actuellement l’objet de poursuites pénales dans quatre pays. Aux Etats-Unis, les procureurs fédéraux poursuivent des investigations afin de savoir si des représentants de la société ont versé des pots-de-vin à des membres du gouvernement guinéen pour obtenir une concession minière de plusieurs milliards de dollars. En Israël, M. Steinmetz a été détenu en décembre et a fait l’objet d’interrogatoire dans le cadre d’une enquête relative à des faits de corruption et de blanchiment d’argent. En Suisse et en Guinée, des procureurs ont conduit des enquêtes similaires.
Le partenariat de Steinmetz avec M. Kushner met en évidence le mystère qui existe derrière les activités de sa famille multimilliardaire et son potentiel conflit d’intérêt avec son rôle, sans doute, de deuxième-homme le plus puissant de la Maison Blanche après son beau-père, Donald Trump.
Bien que M. Kushner a démissionné au mois de janvier de son poste de directeur général (CEO) de la firme familiale, il est encore bénéficiaire de fiducies appartenant à l’entreprise immobilière. La firme a fait l’acquisition de biens d’un montant de 7 milliards de dollars ces dix dernières années, la plupart avec l’appui d’investisseurs étrangers dont l’identité reste inconnue. Le mois dernier, la société a annoncé avoir mis fin à des discussions avec Andang Insurance Group, une firme financière chinoise, ayant des liens avec les principaux membres du parti majoritaire Communiste. L’accord potentiel, révélé par le New York Times, a soulevé des questions en raison des conditions favorables négociées pour les Kushners.
Les négociations avec la famille Steinmetz pourraient créer des complications pour M. Kushner. Le Département de la Justice, dirigé par les personnes désignées par Trump, supervise l’enquête relative à Beny Steinmetz. Alors que la société de M. Kushner maintient des relations commerciales étendues avec l’Israël, il a été chargé, au titre de son agenda global en tant que haut-conseiller à la Maison Blanche, de mener les efforts des Etats-Unis pour négocier la paix au Moyen Orient.
Hope Hicks, le porte-parole de la Maison Blanche déclare : « M. Kushner continue de travailler avec le Bureau de la Maison Blanche et son conseiller personnel pour veiller à ce qu’il se retire d’une quelconque affaire impliquant des parties avec lesquels il entretient une relation commerciale ».
« Un partenaire formidable »
Les représentants de M. Kushner et les Steinmetz ont mis une certaine distance entre Raz Steinmetz et son oncle, Beny. Risa Heller, la porte-parole de Kushner Companies, qualifie Raz de « partenaire formidable » et ajoute : « Il est le seul des Steinmetz avec lequel nous avons fait affaire ».
Dans une déclaration fournie par son avocat, Raz Steinmetz déclare que « aucune de mes entités de placement n’ont investi dans une quelconque transaction avec Beny Steinmetz ou aucun de ses intérêts ». Louis Solomon, un avocat à Greenberg Traurig LLP, qui représente l’une des sociétés de Beny Steinmetz, explique que les relations commerciales existantes entre Raz et Beny datent d’une vingtaine d’années, et précise que les deux hommes n’ont pas été en contact depuis 2013.
Les deux hommes, mais également Daniel Steinmetz, qui est le frère de Beny et le père de Raz, ont le contrôle de leurs propres sociétés. Mais certains de leurs intérêts financiers – allant des diamants aux opérations immobilières – se sont enchevêtrés au fil des années. Les documents revus par le Times prouvent qu’il ont utilisé des entités de financement offshore en commun, employés les mêmes directeurs de société et étaient à un moment connectés aux mêmes comptes bancaires en Suisse.
Alan M. Dershowitz, un avocat pénaliste représentant Beny Steinmetz aux Etats-Unis, a également déclaré que son client n’était pas impliqué dans l’immobilier de Kushner. Il a prédit que l’homme d’affaires serait innocenté à l’étranger et a ajouté qu’il est persuadé que la procédure fédérale américaine contre M. Steinmetz et ses sociétés n’est plus active.
Le Département de la Justice n’a pas voulu faire de commentaires sur cette question. Mais plus d’information sur l’enquête relative à des faits de corruption devrait être révélée par les procureurs généraux lors d’une audience qui a débuté lundi (24 avril) à New York. Mahmoud Thiam, l’ancien ministre des Mines de la Guinée, fait l’objet de poursuites judiciaires pour des faits de corruption impliquant une société chinoise. Une déclaration d’un agent du FBI, rendue publique le mois dernier, révèle que le ministre aurait versé des pots-de-vin à un autre membre du gouvernement « pour le compte » de l’une des sociétés de Beny Steinmetz en 2009. Le FBI a également ouvert une enquête relative à des faits de corruption impliquant une personnalité guinéenne – la femme du Président décédé – et une des sociétés de Steinmetz un an plus tôt.
Les déboires judiciaires d’un milliardaire
Jusqu’à il y a un mois, lors de son arrestation en Israël, Beny Steinmetz, âgé de 61 ans, était un milliardaire globe-trotter. L’un des hommes les plus riches d’Israël, il passait son temps entre la France, Genève, Anvers et sa propriété immense aux abords de Tel Aviv, sur une falaise donnant face à la Méditerranée.
Il s’est associé à son frère Daniel, maintenant âgé de 79 ans, pour créer le Steinmetz Diamond Group dans les années 1990. L’entreprise, qui vendait sous la marque Diacore, est devenue l’un des plus grands acheteurs de diamants de De Beers. En avril, un diamant rose de 59,60 carats taillé par Diacore a été revendu par Sotheby’s pour 71,2 millions de dollars, une vente aux enchère record pour une pierre précieuse.
Beny Steinmetz a étendu ses activités commerciales à l’acier, l’or, le nickel, le pétrole et le minerai de fer, et a bâti un empire immobilier, en faisant l’acquisition de propriétés urbaines notamment dans les villes de Londres, New York et Saint Pétersbourg. Il y a une vingtaine d’années, il a également investi en Russie, devenant un investisseur précurseur dans la privatisation d’entreprises publiques en tant que co-fondateur d’un fond spéculatif, Hermitage Capital.
M. Steinmetz n’accorde que très peu d’interviews et immatricule souvent ses sociétés dans des paradis fiscaux comme Guernesey, Chypre et les îles Vierges britanniques garantissant le secret. Bien qu’il soit la figure de proue de ses sociétés, il n’a aucune fonction managériale. Au contraire, elles sont en majorité détenues par une fondation du Liechtenstein – similaire au schéma du trust aux Etats-Unis – qui désigne Steinmetz, ainsi que sa femme, comme bénéficiaires. Officiellement, il est un « conseiller » de ses sociétés.
Ses déboires judiciaires ont pour origine un immense gisement de minerai de fer en Guinée, en Afrique de l’Ouest. En 1997, la société minière australienne Rio Tinto s’est vu octroyer des droits d’exploration miniers. Mais en 2008, le gouvernement guinéen s’est plaint du fait que le projet était trop long à mettre en place, et il a octroyé la moitié des droits à la société de Steinmetz, BSG Resources. En 2010, BSG a vendu la moitié de ses actions pour 2,5 millions de dollars au géant minier brésilien Vale.
En 2014, le gouvernement guinéen a soutenu que la société de Steinmetz aurait obtenu ses droits miniers par corruption, en versant plus de 8 millions de dollars en argent liquide par le biais d’un intermédiaire à Mamadie Touré, alors la femme du dictateur Lansana Conté. Un an plus tôt, le Département de la Justice avait déjà ouvert une enquête relative aux sociétés de M. Steinmetz pour violations potentielles du Foreign Corrupt Practice Act, arguant que plusieurs transactions auraient transité par des banques américaines.
Ce mois-ci, les avocats agissant pour le compte de deux des sociétés de M. Steinmetz ont intenté une action contre le milliardaire financier George Soros devant les juridictions fédérales à New York, au motif que ce dernier aurait lancé une campagne de diffamation contre elles. M. Soros a financé une partie de l’enquête du gouvernement guinéen, mais également le travail de Global Witness, une organisation à but non-lucratif.
La frénésie d’achats
En 2012, la société de Jared Kushner a acheté près de 11,000 appartements dans tout le pays, doublant ainsi son inventaire. La société, fondée par son père, Charles, a également passé son premier accord avec Steinmetz cet été-là.
Le jeune M. Kushner a voyagé de manière régulière en Israël, où il a obtenu le financement nécessaire à la poursuite de ses ambitions. Kushner Companies a souscrit au moins quatre prêts auprès de l’une des plus grandes banques, Bank Hapoalim. Elle a été rejoint par Harel, l’une des plus grandes compagnies d’assurance, sur une affaire. La société de M. Kushner a été introduit auprès de l’équipe de Raz Steinmetz « par un tiers courtier aux Etats-Unis » déclare Kenneth Henderson, un avocat new-yorkais pour Raz Steinmetz.
En août 2012, l’entreprise de Kushner a fait un bond dans le quartier résidentiel du sud de Manhattan, dépensant près de 60 millions de dollars pour l’acquisition de 8 immeubles d’appartements dans East Village et West Village. Les bâtiments de faible élévation ne sont pas grandioses mais offrent une source de revenu constante.
La transaction a été arrangée par Gaia Investments Corporation, dont le siège social est situé aux abords de Tel Aviv. Aucun des noms de Steinmez n’apparaît sur les documents de Gaia. Néanmoins, les actionnaires et agents incluent certains des lieutenants de Steinmetz. Les documents prouvent que l’un d’entre eux, Shlomo Meichor, était un ancien vice-président des finances d’une société de placement dirigée par Raz et Daniel Steinmetz, et est directeur d’au moins trois des entités Gaia créées dans le Delaware pour les transactions des Kushner (Gaia est un mot issu du grec ancien signifiant déesse).
Les représentants de Gaia ont informé les investisseurs potentiels que la société investissait également pour Daniel, selon deux personnes proches du dossier. M. Henderson, l’avocat de M. Daniel Steinmetz, déclare que ce dernier n’a jamais été impliqué dans les investissements effectués par Kushner.
Les transactions apparaissent comme un flux de transactions transatlantiques sans précédent pour l’acquisition de propriétés américaines, la plupart par le biais d’entreprises opaques et des sociétés de capitaux dont les transactions sont difficile à tracer.
Les problèmes judiciaires de Beny Steinmetz ont commencé à refaire surface peu de temps après son premier investissement auprès de la société Kushner. En novembre 2012, le Financial Times dévoilait au monde entier l’enquête pénale intentée en Guinée relative à des faits de corruption.
Les Kushner Companies ont fait une transaction encore plus grande avec l’équipe de Raz Steinmetz quelques mois après, en janvier 2013, en dépensant près de 130 millions de dollars pour l’acquisition d’un portefeuille de 17 immeubles d’appartements dans la partie sud de Manhattan.
Quelques semaines plus tard, un représentant de BSG Resources prénommé Frédéric Cilins – lors d’un diner à l’aéroport de Jacksonville, Florida – a incité Mme Touré, alors veuve du Président guinéen, à détruire tous les documents relatifs aux prétendus pots-de-vin. Elle était témoin coopérant du FBI et a accepté de porter un micro. M. Cilins a plaidé coupable pour obstruction à une enquête fédérale américaine et a été condamné à deux ans de prison.
Beny Steinmetz a déclaré ne pas avoir eu connaissance des activités de Cilins.
En octobre 2013, quelques jours après que la Guinée ait révoqué les droits miniers des sociétés de Steinmetz, les représentants de la société ont informé leurs avocats que Steinmetz avait transféré les participations de sa société minière à la fondation de son frère, basée au Lichtenstein. Cette divulgation est apparue dans l’affaire des Panama Papers, une série de documents obtenus par le magazine allemand Süddeutsche Zeitung et revus par le Times grâce à la collaboration de l’International Consortium of Investigative Journalists.
Les relevés bancaires soulignent les liens financiers interdépendants existant entre les différents membres de la famille Steinmetz. Raz a dirigé les placements immobiliers de la famille et a participé dans l’activité familiale de commerce de diamants. Dans le cadre de l’enquête relative aux faits de corruption impliquant Beny, les procureurs suisses ont fouillé les bureaux d’une société détenue par Daniel Steinmetz. Les trois hommes étaient déjà connectés à, au moins, trois comptes bancaires HSBC en Suisse, selon les relevés bancaires obtenus par le journal français Le Monde, et partagé par le consortium de journalistes.
M. Solomon, l’avocat de la société de Beny Steinmetz, a déclaré que ce dernier n’avait aucun lien avec Raz par le biais d’un compte bancaire suisse. Il a ajouté que les documents prouvent que Raz, Daniel et Beny possèdent conjointement un instrument de placement israélien qui est « inactif ».
Risa Heller, la porte-parole de Kushner Companies, a refusé de répondre sur la mise en place ou non d’une procédure due diligence avant la réalisation des investissements.
Kusher Companies se serait apparemment débarassée publiquement des liens existants avec Steinmetz. Fin 2014, le nom de Gaia et son logo ont disparu de la liste des partenaires sur le site internet de Kushner, alors qu’ils y étaient au début de l’année 2013.
Mais les Kushners n’ont pas arrêté de faire affaire avec la famille Steinmetz. Proche de la période pendant laquelle Gaia a disparu du site internet, il a investi dans un autre immeuble de Kushner : un luxueux gratte-ciel signé Trump à Jersey City. Le projet de 200 millions de dollars, appelé Trump Bay Street, est situé au 65 Bay Street.
La déclaration d’éthique de Jared Kushner fournie le mois dernier a révélé une prise de participation dans une compagnie appelée 65 Bay LL.C. L’entité était initialement appelée GAIA JC LLC.
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Ce reportage a été mené par Megan Twohey, William K. Rashbaum, Doris Burke, Bitty Bennett, Andrew Kramer et Sarah Cohen. (New York Times)