Censure

Ibrahima Sano, économiste : ‘‘La gouvernance de façon globale n’est pas trop bonne’’

L’accord des 20 milliards de dollars usd, passé avec la Chine suscite des réactions dans la cité. Dans cet entretien qu’il a accordé à votre semainier, Ibrahima Sano, économiste déplore la clause préférentielle qui a prévalu dans ce contrat. Par ailleurs, l’universitaire se prononce sur les nouvelles réformes intervenues du système éducatif guinéen, et sur l’éboulement de la décharge de Dar es salam.

La Guinée vient de signer un accord de 20 milliards de dollars usd avec la Chine. Quelle analyse faites-vous de cette démarche?

Ibrahima Sano : Nous n’avons pas beaucoup d’informations très claires, sinon que c’est un prêt qui sera échelonné pendant 19 ans. Et en plus c’est un prêt qui a son outil d’échange de matière première. Ça veut dire que la Guinée en signant ce protocole de prêt avec la Chine va donner en échange ses ressources minières contre ces 20 milliards. Donc, elle va donner des permis d’exploitation à des entreprises chinoises. Les revenus générés vont permettre à la Guinée de payer la dette. C’est une dette, donc elle est à payer, et comment elle est payée ? Est-ce que les entreprises chinoises qui auront les permis d’exploitation vont générer des revenus ?

Les revenus qui seront générés par exemple au payement des taxes et des impôts, l’Etat guinéen va se servir de ces revenus-là, pour naturellement payer cette dette, je crois. En plus c’est aussi un échange. Donc il y a une clause préférentielle qui se dégage très clairement. Ce que la Guinée en recevant ou en demandant ce protocole d’accord, en le signant donne une préférence aux entreprises chinoises qui vont recevoir des permis d’exploitation. Mais il y a un problème. C’est que, si ces permis d’exploitation sont donnés sont sur la base d’une clause préférentielle, c’est qu’il n’y a pas naturellement de transparence et de compétition saine.

La troisième chose qui se dégage, c’est que ces sommes là, vont permettre à la Guinée de se doter d’infrastructures, et donc ça peut avoir un impact positif en termes de croissance, lorsqu’on sait que les infrastructures jouent un rôle très essentiel dans la croissance économique, surtout qu’une partie de cette somme d’argent sera allouée à l’assainissement, à l’amélioration de l’électricité, à la construction des barrages hydroélectriques et des infrastructures routières. Ce sur quoi on pourrait avoir une réserve, c’est que par rapport à l’argent, on ne sait pas comment ça peut être utilisé.

Il se pourrait que l’argent soit débloqué, mais qu’on arrive à dévier l’argent de son utilisation. La dette dans un certain sens peut être considérée comme une dette immorale. Parce que là, il aurait été préférable que l’Assemblée nationale quoi qu’aujourd’hui elle n’est pas forte, ait décidé bien naturellement de l’avenir de ces minerais-là. Je crois que l’Assemblée a été déviée.

Est-ce que la Guinée a beaucoup plus à gagner ou à perdre avec cet accord, à votre avis?

Ma position est un peu nuancée d’autant plus que nous n’avons pas pratiquement toutes les indications par rapport aux clauses. Peut-être, la Guinée aurait gagné si toutefois ces sommes d’argent sont utilisées à bon escient. Ce qu’il faut déplorer, c’est la clause préférentielle. On permet aux entreprises chinoises d’avoir exclusivement les permis d’exploitation.

Quelle lecture faites-vous de la gouvernance actuelle du pays ?

Sur le plan économique, il y a un peu un contraste. Parce que nous savons qu’en 2015, il y a eu une situation de stagnation économique suite à Ebola. En 2016, il y a une reprise. Aujourd’hui, la croissance économique est à 6,7%. Donc c’est le taux de croissance le plus grand que la Guinée ait connu dans son histoire. Mais cette croissance n’accompagne pas de création d’emploi. En ce sens que sa structure elle-même n’est pas trop bonne. Parce que la croissance économique que nous avons aujourd’hui, ce taux est tiré essentiellement d’exploitation des matières premières, la reprise dans le secteur agricole et peut être aussi de certaines dépenses d’investissement qui ont été effectuées. Donc cette structure n’a pas permis une création d’emploi en ce sens que l’économie n’a pas été trop diversifiée. Ça n’a pas permis aussi de juguler la pauvreté, les inégalités qui sont sans cesse croissantes.

Aussi, il y a une inflation qui est de 8,5%. Chose qui veut dire qu’il y a la stabilité des prix. Donc, il y a beaucoup d’efforts qui ont été menés par la Banque centrale, qui est allée souvent contre les politiques discrétionnaires, qui a préféré annoncer souvent ses objectifs. Chose qui a permis de mieux recadrer l’anticipation des agents économiques. En plus cette agence a beaucoup lutté contre la monétisation du déficit budgétaire. Et donc aujourd’hui nous voyons que par rapport à ça, il y a un très grand progrès. Mais par rapport à la facilité d’affaire, la Guinée fait du recul. Parce qu’en 2016, la Guinée était noté 161ème sur 184 pays. Alors qu’en 2017, la Guinée est 163ème, il y a un recul. Donc, par rapport aux 10 critères que la Banque mondiale fait, dans son Doing business, on voit qu’il y a un recul dans 9 domaines. L’autre domaine, dans lequel la Guinée a fait un petit progrès, c’est le transfert des propriétés.

Donc par rapport à cette gouvernance, il y a certes une croissance économique qui est bonne, mais par rapport à la mise en place des institutions, leur efficacité, on voit qu’il y a un recul. La gouvernance de façon globale n’est pas trop bonne sous la présidence d’Alpha Condé, surtout en l’espace de cette année.

Malgré ce taux de croissance, la corruption bat son plein dans le pays. Quel est votre point de vue?

Par rapport à la corruption, la Guinée n’a pas un score trop bon. Parce qu’en 2016, elle a été 142ème sur 176 pays. Donc, par rapport à cet indice de corruption, la Guinée n’a pas enregistré beaucoup de progrès, d’autant plus qu’on assiste à des inscriptions discrétionnaires. On a mis en place la Cour des comptes, mais jusqu’à présent cette Cour n’a produit aucun rapport. Donc c’est une institution bancale. En plus au niveau de la présidence, il y a beaucoup d’institutions qui sont rattachées, comme par exemple les marchés publics et autres. Ce qui ne permet pas d’avoir une certaine transparence au niveau de la passation des marchés publics. En ce sens qu’on assiste à un monopole de l’exécutif, chose qui est contre nature et qui ne permet pas de lutter contre la corruption. L’Agence nationale de lutte contre la corruption aussi que nous avons, est une institution qui n’a pas les moyens techniques, ni les moyens financiers, ni la stratégie qu’il faut pour lutter contre la corruption.

Le document de lutte contre la corruption que le conseil national de la transition avait mis en place est un document très étroit, en ce sens qu’il n’avait pas une approche globale de la lutte contre la corruption. L’autre problème c’est que cette agence de lutte contre la corruption a une autre agence rivale qui est le comité d’audit qui est rattaché à la présidence. Tous les ingrédients sont là pour qu’ils puissent y avoir une corruption rampante, très mauvaise.

Que pensez-vous de ces nouvelles reformes engagées au niveau de l’enseignement pré-universitaire?

J’ai toujours eu une opinion un peu contraire à tout ce qui a été fait. Je suis pour qu’il y ait eu cette année la suppression de la note annuelle. J’ai été l’un des premiers à le dénoncer très clairement. Parce que je trouvais qu’il y avait eu une certaine iniquité. Ça  ne permettait pas aux bacheliers d’aller avec les mêmes chances aux baccalauréats. Mais quelque part, le système éducatif ne devient pas performant à partir seulement des classes d’examen, c’est tout un cycle, c’est tout un processus. Dans ce processus, il y a des étapes. Tout commence à partir du primaire. Mais on assiste à une thérapie de choc. Cette thérapie de choc, consiste à dire voilà, il faut qu’il y ait une stratégie de cassure. A partir de cette année, il faut qu’il y ait de la rigueur. Faire la rigueur seulement au niveau du baccalauréat est symptomatique de la maladie d’un système éducatif qui est en lambeau, sinon qu’à l’agonie. Il faut que naturellement, à partir du primaire, qu’on commence à mettre les jalons, que le système éducatif commence à se porter bien. Au niveau du baccalauréat, il n’y a pas eu de diversification. Ces derniers temps, j’ai déploré qu’on nous dise maintenant suite à la rencontre de Kindia, qu’ils essayent de réfléchir sur les modalités de mise en place d’un baccalauréat technique, chose qui est très bon.

Mais il faut qu’il y ait une cohérence déjà, au niveau des trois types de Bac que nous avons, qui sont à mon avis des bacs du type un peu colonial, qui n’ont pas connu des réformes. La Guinée n’a pas un baccalauréat comptable, un baccalauréat économique, un baccalauréat technique, quoi qu’on ait entrevu de mettre ça en place. Donc, il faut qu’il y ait une cohérence, qu’on songe un peu à la diversification.

Après les résultats du baccalauréat, la quasi-totalité des DCE ont été remplacés et aussi la réouverture des classes est désormais fixée au 15 septembre. Cela peut-il résoudre en partie les problèmes du système éducatif guinéen?

La question de remplacement des DCE est une stratégie qui ne peut pas rapporter trop, elle est populiste. On n’arrive pas affronter le problème. Il faut que nous ayons une approche très globale, holistique du système éducatif. C’est pourquoi, j’avais toujours appelé aux assises nationales de l’éducation. A travers ces assises, on allait pouvoir tenir en compte des différentes dimensions d’une reforme éducative, et que les résistances allaient être réduites au minimum. Chaque fois, il y a un problème, on pense qu’il faut changer les têtes, ce n’est pas ça. Il faut qu’on mette en place une stratégie, il faut qu’on se donne les moyens parce que les sommes que nous allouons sont piètres. Nous n’avons pas de structure, la qualité des enseignants reste à désirer et il y a une incohérence aussi au niveau de l’élaboration des programmes.

Par rapport à la rentrée, dans beaucoup de pays c’est souvent en septembre qu’on le fait. La Guinée aussi en un certain temps faisait pareil. Si cela permet afin que les programmes soient exécutés, et que par rapport au rythme éducatif, qu’il n’y ait pas de déperdition, les programmes soient épuisés, je crois que ce n’est pas une mauvaise idée en soit. Mais qu’il n’y ait pas encore de perturbation, qu’il y ait une gestion saine de l’année scolaire.

Cette année, les bacheliers ne seront pas orientés dans les universités privées. Quel est votre point de vue concernant cette décision?

C’est une chose qui n’est pas trop mauvaise, mais cela suggère que l’Etat améliore sa qualité d’enseignement dans certaines institutions publiques où la gouvernance n’est pas trop bonne aussi. Je crois que c’est une solution qui est un peu contre nature, qui n’a pas été trop réfléchie. Il aurait été plus bon que l’on essaie de revoir les institutions dans lesquelles on arrive à orienter des gens parce qu’au niveau de l’enseignement supérieur privé, il n’y a pas que des institutions mauvaises. Il y a d’autres institutions qui arrivent peut être à faire mieux que certaines institutions publiques d’enseignement en Guinée. Il aurait été plus bon qu’on arrive à mettre en place une instance d’évaluation de la qualité de l’enseignement, afin qu’on oriente les admis dans certaines institutions d’enseignement privé. Ce partenariat aurait pu être entretenu, mais malheureusement aujourd’hui on casse tout ça. Le rôle de l’Etat n’aurait pas dû être de fermer ou d’enlever une extinction progressive de ces institutions.

L’année dernière, vous avez publié un document sur la gestion des ordures. Aujourd’hui, quels sont vos sentiments après l’éboulement de la décharge de Dar es salam qui a fait 12 morts?

C’est un sentiment de colère. Ça me rend très mal. En plus c’est un sentiment de tristesse de voir que dans un pays qui a été considéré comme la perle de l’Afrique de l’Ouest, en un certain temps, soit aujourd’hui pratiquement la capitale la plus sale de la région ouest africaine, sinon l’une des capitales la plus sale au monde. Aussi qu’on ait assisté dans ce pays à une gestion catastrophique de ces déchets, et que cela conduise à des décès, cela fait mal. On a assisté pendant beaucoup d’années à une gestion catastrophique des choses.

En Guinée, on a plutôt l’impression que chaque fois qu’on est confronté à des vrais problèmes, on préfère la stratégie de l’esquive et de report des problèmes. Les problèmes les plus brûlants, on ne les attaque pas. Il fut un certain temps où nous avions dit que la gestion était catastrophique, et qu’il fallait une approche très bonne. J’avais déploré le fait que la Guinée n’avait même pas une stratégie nationale de gestions des ordures. Les fonds qui étaient alloués n’ont pas été utilisés à bon escient. Lorsque nous avions esquissé des stratégies dans un document, et qu’on avait libéré notre parole, on a vu le président qui a décidé de donner ça à l’armée. Ce qui n’avait pas de sens.

L’affaire Kémi Séba au Sénégal relance la question du Fcfa. Est-ce que cette monnaie est un atout pour les pays qui l’utilisent?

Le FCFA n’a pas que d’avantage, il a des inconvenants. Mais lorsqu’on regarde certains de ses principes, on voit un avantage comme par exemple la fixité des parités. Ça permet aujourd’hui à ces zones monétaires d’éliminer des risques de variation, plutôt erratiques de taux d’échange, ça permet aussi à ces pays-là de s’insérer dans les échanges internationaux. Cela permet de faire en sorte qu’il y ait des inflations un peu plus basses. Mais l’inconvénient, qu’on voit ici, c’est le principe de centralisation des réserves d’échange. Ces principes font que les devises de ces pays sont centralisées au niveau du trésor français à hauteur de 50%. Ces devises-là, arrivent à générer souvent des intérêts aux taux avantageux, des facilités du près de la Banque centrale de l’Union européenne. Souvent ces pays membres de cette union monétaire n’arrivent pas  à percevoir les intérêts générés par la centralisation de leur devise au niveau du trésor français. Et quelque part comme l’Euro est une monnaie un peu plus lourde et que le FCFA ait été arrimé à ça, ça arrive à avoir un impact un peu négatif sur la compétitivité.

Entretien réalisé par Sadjo Diallo (L’Indépendant)

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