Youssouf Sylla est spécialiste en contentieux de droit public. Il donne son avis sur la crise qui secoue la cour constitutionnelle. En substance, il estime qu’il faut une solution radicale pour bâtir la confiance du public dans la justice constitutionnelle qui a la lourde mission de structurer et de réguler la vie la République. Interview.
Guinee7.com : A votre avis est-ce que la motion de défiance est la procédure appropriée pour démettre de ses fonctions le président de la cour constitutionnelle ?
Youssouf Sylla : La motion de défiance est une procédure parlementaire et non une procédure judiciaire. Elle est initiée et mise en œuvre par les députés dans le but de pousser un gouvernement à la démission. En France sous la V République, c’est-à-dire depuis 1958, cette procédure n’a abouti qu’une seule fois, en1962, lorsque Charles de Gaulle a voulu procéder à la révision de la constitution par voie de referendum. 280 députés s’étaient alors prononcés en faveur de cette motion et le Premier ministre, George Pompidou, a présenté la démission de son gouvernement à Charles de Gaulle.
Récemment encore dans l’affaire Benalla qui défraie la chronique en France, les députés de l’opposition ont voulu l’initier à cause du silence radio observé par le gouvernement après la diffusion des images montrant Benalla, un proche de Macron, en train de s’attaquer violement à un manifestant. Mais selon la constitution française, la motion de défiance envers le gouvernement doit être adoptée à la majorité absolue pour être effective. Ce qui n’est pas évident aujourd’hui compte tenu de la configuration politique de l’assemblée nationale française.
l’adoption par les huit conseillers de la cour constitutionnelle d’une motion de défiance pour démettre le président de ladite cour de ses fonctions, est tout à fait inappropriée
En définitive, la motion de défiance ou de censure est une procédure par laquelle le parlement met en cause la responsabilité du gouvernement, le poussant, si elle est adoptée, à la démission. Autrement, elle permet au parlement d’exercer un certain contrôle sur le gouvernement.
Revenant maintenant à votre question, je dirais que l’adoption par les huit conseillers de la cour constitutionnelle qui ne sont pas des députés, d’une motion de défiance pour démettre le président de ladite cour de ses fonctions, alors que celui-ci n’est pas le premier ministre, est tout à fait inappropriée. De plus, il n’existe aucune trace de cette procédure dans notre droit positif. Ni la constitution du 7 mai 2010 ni la loi organique sur la cour constitutionnelle n’en disent mot. On peut donc se demander si cette procédure, par essence parlementaire, n’a pas été inventée pour résoudre un problème qui, sur le strict plan juridique n’avait pas de solution.
Outre la motion de défiance, les conseillers ont aussi invoqué l’empêchement du président de la cour pour le démettre.
Ils l’ont invoqué en se référant à l’article 10 de la loi organique sur la cour constitutionnelle. L’article 10 cependant ne définit pas l’empêchement dans les situations dans lesquelles on pourrait conclure qu’un juge constitutionnel est empêché. L’article 10 se borne tout simplement à énoncer les conditions dans lesquelles le président de la cour est remplacé aux termes de son mandat ou en cas d’empêchement.
En droit français les situations constitutives d’empêchement d’un juge constitutionnel sont strictement indiquées dans les textes ce qui est loin d’être le cas chez nous.
C’est au regard de la gravité des conséquences de la conclusion selon laquelle un juge de la cour constitutionnelle est en situation d’empêchement qu’on a pris le soin de préciser ses modalités dans les textes. Dans le cas d’espèce, l’empêchement ne se présume pas.
La question est donc de savoir, en droit, si un juge sans rompre, le principe de l’impartialité, peut faire apparaitre sa position d’une manière ou d’une autre sur une question qui pourrait lui être posée au plan contentieux ?
Dans ces conditions peut-on conclure que le président de la cour constitutionnelle est exempt de toutes critiques, dans un de ses discours, il a dissuadé le président de la République de suivre ‘‘les sirènes révisionnistes’’?
Le discours dans lequel le président de la cour avait déconseillé le président de la République de suivre ‘‘les sirènes révisionnistes’’ a fini par diviser l’opinion publique. Certains se félicitent de ce discours par ce qu’il traduit à leurs yeux sa volonté de s’opposer le moment venu à toute tentative de modification de la constitution dans le but d’y faire sauter le verrou qui empêche le président de la République de briguer un troisième mandat, alors que d’autres en revanche se sont indignés de cette prise de position du président en raison du fait qu’elle anéantissait sur le plan judiciaire tout espoir d’aller vers un troisième mandat.
Force est donc de constater que dans son discours, il a dévoilé sa position sur une question (la révision constitutionnelle) dont la cour n’était pas encore officiellement saisie mais dont elle pouvait l’être. La question est donc de savoir, en droit, si un juge sans rompre, le principe de l’impartialité, peut faire apparaitre sa position d’une manière ou d’une autre sur une question qui pourrait lui être posée au plan contentieux ?
La réponse à cette question est clairement donnée par l’article 14 de la loi organique sur la cour constitutionnelle. Cet article soumet les membres de la cour à certaines obligations pour garantir leur indépendance et la dignité de leurs fonctions. Ces obligations comprennent notamment « l’interdiction pour les membres de la cour constitutionnelle, pendant la durée de leurs fonctions, de prendre aucune position publique sur les questions ayant fait, ou susceptibles de faire l’objet de décisions de la part de la cour ou de consulter sur les mêmes questions ».
En définitive un juge de la cour constitutionnelle doit attendre d’être saisi d’une question avant de s’y prononcer publiquement. Il s’agit là du devoir de réserve du juge qui l’empêche de tomber dans la controverse politique.
En donnant hâtivement sa position sur la question d’un éventuel troisième mandat du président de la République, en dehors de toute saisine officielle de la cour à cet effet, le président de la cour avait pris position dans une controverse politique. Ce qui a mon avis était une violation de l’obligation de réserve imposée par l’article 14 précité.
Les juges qui composent présentement la cour ne peuvent plus travailler en harmonie et cette division est dangereuse pour les justiciables et pour la bonne administration de la justice
Quelle est la solution que vous préconisez pour mettre fin à cette crise ?
Rappelons que cette cour a la lourde mission de trancher les questions qui fondent et structurent la vie de notre République pour nous-mêmes et pour les générations à venir. Elle rend ses décisions au nom du peuple. Il est donc de la plus haute importance que la confiance du public demeure dans cette justice. Mais je me demande d’après le spectacle qu’offrent les juges de notre cour constitutionnelle, s’ils mesurent suffisamment la portée de cette confiance. Aujourd’hui, selon les mauvais signaux envoyés par les juges de la cour, on peut conclure dans l’ensemble que cette confiance est ébranlée. Les juges qui composent présentement la cour ne peuvent plus travailler en harmonie et cette division est dangereuse pour les justiciables et pour la bonne administration de la justice.
Dans l’objectif de bâtir la confiance du public dans notre justice constitutionnelle, je pense qu’il est en tout premier lieu de la responsabilité des juges qui composent la cour d’aller vers une démission collective.
Si cette solution ne marche pas, je pense que le président de la République devrait en ce moment prendre les responsabilités qui sont les siennes au titre de l’article 54 de la constitution en destituant les juges nommés, après concertation avec les représentants des autres pouvoirs constitutionnels de la République. L’article 54 dit que le Président de la République doit veiller au respect de la constitution, assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et la continuité de l’Etat.
Tirant les leçons de cette crise, il faudrait s’assurer désormais que les juges nommés répondent aux critères d’honorabilité et de compétence requis
Que sera le sort de la cour constitutionnelle en cas de destitution des juges?
Les hommes passent mais les institutions demeurent. D’autres juges seront nommés selon la procédure prescrite en la matière. Tirant les leçons de cette crise, il faudrait s’assurer désormais que les juges nommés répondent aux critères d’honorabilité et de compétence requis, sinon les mêmes causes vont produire les mêmes effets. Il faudrait s’assurer aussi que le critère lié à l’âge est bien respecté.
En définitive, la justice constitutionnelle exige que la confiance du public et non d’une partie du public soit entière dans les juges qui incarnent cette justice. C’est à cette condition qu’une décision de justice, même défavorable, est acceptée par son destinataire.
Interview réalisée par
Ibrahima S. Traoré pour guinee7.com